Le 6 juillet 1942, 1175 hommes (environ) quittent le camp de Royallieu à Compiègne, administré et gardé par la Wehrmacht, et sont entassés dans des wagons de marchandises. Trois d’entre eux réussissent à s’évader avant la frontière. Ils jettent des lettres sur la voie qui seront recueillies par les cheminots et transmises à leurs destinataires. Au bout de deux jours d’un transport très éprouvant, 1170 d’entre eux sont enregistrés au camp principal d’Auschwitzentre les numéros 45157 et 46326. Pour les détenus du camp, ce sont des «45000» (et des « 46000 »). A leur retour, les rescapés continueront de se désigner ainsi, ou comme appartenant au convoi des "45000" d’Auschwitz-Birkenau.

Les origines de cette déportation : la « politique des otages »

La déportation de ces hommes s’inscrit dans la « politique des otages », mise en œuvre par l’occupant, entre août 1941 et la fin de l’année 1942, pour tenter de dissuader les groupes armés communistes de poursuivre leurs attaques contre des officiers et des soldats de la Wehrmacht. Hitler ordonne ces représailles dans le cadre de la croisade contre le « judéo-bochevisme », qui sert de bannière à la guerre contre l’Union soviétique. A partir de septembre 1941, des otages, communistes dans leur très grande majorité, sont fusillés en nombre grandissant après chaque nouvel attentat. Les représailles deviennent massives à partir d’octobre 1941 : les 22 et 23 octobre, 98 otages sont fusillés à Chateaubriant, Nantes et dans la région de Bordeaux ; 95 otages sont exécutés le 15 décembre 1941.

Au début de décembre 1941, le général Otto von Stülpnagel, commandant des troupes d’occupation et chef de l’administration militaire allemande en France, propose à ses supérieurs de remplacer les exécutions massives d’otages par la déportation d’otages communistes et juifs vers l’Est. Il prépare en décembre la déportation de 1000 juifs et 500 jeunes communistes mais celle-ci est retardée par un ordre de Berlin.

Le représentant d’Eichmann pour la France, Dannecker, utilise alors le prétexte de cette politique de représailles pour précipiter le départ des Juifs de France vers l’Est en vue de leur extermination. Un premier convoi de 1000 « otages juifs », quitte le camp de Compiègne pour Auschwitz, le 27 mars 1942. Face à la multiplication des attaques communistes contre des membres de l’armée d’occupation,

Hitler ordonne le 9 avril 1942 de renforcer ces premières mesures par la déportation systématique de 500 otages (communistes, juifs et « asociaux ») pour chaque nouvel attentat. Les fusillades d’otages sont par conséquent maintenues. Dannecker organise le départ de quatre nouveaux convois de Juifs vers Auschwitz sous le couvert de ces représailles en mai et juin 1942. Puis, il fait procéder, par l’intermédiaire des mêmes services d’Eichmann, à la déportation du millier d’otages communistes auquel il adjoint les cinquante derniers otages juifs « déportables » du camp de Compiègne. Lire aussi La politique allemande des otages (août 1941 – octobre 1942).

Le choix des otages communistes

Le choix des otages communistes avait été opéré par les services de l’administration militaire allemande et donc par la Wehrmacht.
A partir du 24 avril 1942, le Feldkommandant de chaque département avait établit la liste des otages à déporter à partir de critères très précis. Ces hommes devaient avoir entre 18 et 55 ans, être aptes au travail et avoir été des militants actifs du parti communiste depuis l’Armistice. Dans certaines régions, des hommes soupçonnés indûment d’être des sympathisants communistes (quelques radicaux et des socialistes militants de la CGT par exemple) furent également désignés. Cette sélection minutieuse n’avait pu se réaliser sans les renseignements fournis par la police française et près de 80 % de ces otages avaient été arrêtés par celle-ci, agissant seule ou comme auxiliaire des Allemands.

Les futurs déportés furent choisis pour moitié parmi les otages déjà détenus au camp de Compiègne en avril. Les autres furent extraits principalement des camps d’internement français (Voves, Rouillé) ou encore amenés à Compiègne, en avril et mai, quelques jours après leur arrestation à la suite d’attentats survenus dans leur région. La liste définitive du convoi fut composée de quatre listes alphabétiques successives, dont l’une comporte le nom de la cinquantaine d’otages retirée du camp des Juifs de Compiègne. Cette liste n’a pas été retrouvée en raison de la destruction des archives du camp de Compiègne et de la plupart de celles d’Auschwitz. Mais elle a pu être reconstituée, non sans lacunes pour le nom d’une quinzaine de noms de déportés et incertitudes pour des centaines de numéros matricules.

Qui étaient les «45.000» ?

Les «45.000» étaient des hommes jeunes ou dans la force de l’âge, ouvriers pour la plupart et issus principalement des départements industriels de la zone occupée. La moitié d’entre eux étaient domiciliés dans la région parisienne. Les autres provenaient de la quasi-totalité des départements occupés. Ils étaient des militants et des responsables du Parti communiste et de la CGT dont l’engagement remontait bien souvent aux années vingt ou trente. Parmi eux se trouvaient d’anciens élus. Un grand nombre d’entre eux avaient été des militants antifascistes et des résistants du Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France. Quelques «45000» appartenaient à d’autres organisations.
Durant leur internement en France, qui pour certains remontait à 1940, les «45000» se montrèrent combatifs et dotés d’un sens aigu de la solidarité et de l’action collective. De nombreux «45.000» participèrent à l’organisation communiste clandestine du camp de détention allemand de Compiègne. Au début de juillet 1942, ils se préparèrent à « aller travailler en Allemagne » sans connaître leur véritable destination.

Le choc de l’arrivée

A leur arrivée, les déportés sont photographiés au camp principal derrière une plaque portant leur matricule et la mention BV-F (criminels professionnels français). Ils ne sont pas placés en quarantaine, ni immédiatement tatoués, car le tatouage ne sera généralisé qu’en 1943. Ils se voient attribuer d’abord le triangle vert des détenus de droit commun, puis quelques jours plus tard le triangle rouge des détenus politiques.
A leur arrivée à Auschwitz, la Gestapo du camp applique aux «45.000» le traitement des prisonniers NN (leur destination doit rester secrète, ils ne peuvent recevoir ni lettre ni colis, ni être envoyées dans des kommandos éloignés du camp principal ou de Birkenau. Les «45000» découvrent le camp avec stupeur, malgré ce qu’ils avaient appris avant-guerre sur les camps de concentration nazis. Après leur enregistrement, ils passent leur première nuit au camp principal puis sont conduits, le lendemain, à Birkenau. Les chefs de Blocks les soumettent à des séances de dressage : la «bienvenue au camp ». Ils travaillent durant quelques jours dans les kommandos de construction de ce camp. Les «45000» arrivent à Auschwitz dans la période la plus sombre de son histoire, en tant que camp de concentration (KL). Depuis sa création, en mai 1940 pour briser la Résistance polonaise, il est de tous les camps de concentration, celui dont la mortalité des détenus est la plus élevée. De plus, depuis janvier 1942, Auschwitz est devenu aussi un camp d’extermination des Juifs d’Europe. Il est doté d’un centre de mise à mort où sont installées – à Birkenau – deux chambres à gaz. Dans cette enceinte, de grands Krématorium, combinant chambre à gaz et fours crématoires sont en construction. Le 13 juillet, la moitié des «45000» retournent au camp principal, les autres restent à Birkenau.

Mille morts au bout de 9 mois !

83 % des «45.000» meurent dans les six premiers mois qui suivent leur arrivée à Auschwitz. Ils ont à subir la rigueur des conditions de détention : la rudesse du climat de Haute-Silésie, un emploi du temps exténuant, la faim omniprésente, la dureté des kommandos de travail, l’absence de soins. Des «45000» sont, dès les premiers jours, victimes d’assassinats par les SS ou par les détenus qui servent de gardiens (les Kapos…). Les Juifs du convoi sont parmi les premiers tués. L’épidémie de typhus qui se déclare en août 1942 et les séances de désinfection qui l’accompagnent sont également très destructrices, surtout après la venue du froid. Très affaiblis, des centaines de «45000» sont sélectionnés pour la chambre à gaz comme « inaptes au travail ». Comme Français et comme communistes, les «45000» sont confrontés à l’hostilité générale des Polonais, alors majoritaires dans le camp. Quelques «45000» se suicident. A Birkenau, la mortalité est encore plus élevée que dans le camp principal. En mars 1943, ils sont plus que 154 survivants au camp principal. Sur les 600 «45000» demeurés à Birkenau, il ne sont plus que 25.

Survivre

Les «45.000» qui ont réussi à échapper à la mort au cours des premiers mois de détention le doivent au hasard, à la mobilisation de leurs ressources individuelles, assez souvent à l’affectation dans un «bon kommando », à la connaissance ou à l’apprentissage de la langue des «maîtres » du camp (l’allemand et le polonais), à leur capacité à comprendre des «lois » du camp, sans pourtant céder à la loi de la jungle que les SS entretiennent sciemment entre les détenus. Ils pratiquent l’entraide, aussi précaire soit-elle et bénéficient eux-mêmes d’actes de solidarité. Au fil des mois, ils se muent en véritables «concentrationnaires ».

1943 : une année moins meurtrière. Résistance et solidarité

L’année 1943 s’avère moins meurtrière pour les détenus d’Auschwitz et de Birkenau. A partir du printemps, leur mortalité mensuelle baisse de façon sensible. De 8 % pour la période allant de la mi-décembre 1942 à la mi-mars 1943, elle tombe à 1,6 % entre la mi-mars et la mi-août. Ces changements interviennent à la suite d’instructions de Berlin ordonnant de faire baisser la mortalité de la main-d’œuvre des camps de concentration travaillant au profit de la machine de guerre allemande. Les groupes de résistance organisés à l’intérieur du camp d’Auschwitz tirent partie de ces ordres. Des détenus politiques de diverses nationalités accèdent à des postes de responsabilité. Les sélections des «inaptes au travail» pour la chambre à gaz sont suspendues en mai 1943 (mais reprendront en 1944 pour les Juifs). L’entrée de «45000» dans la Résistance intérieure du camp au sein d’un réseau international créé par communistes autrichiens leur assure de nouvelles possibilités de solidarité. Ils viennent en aide aux 230 femmes du convoi de résistantes du 24 janvier 1943, les «31000». Parmi elles, se trouvent 119 communistes, dont Marie-Claude Vaillant-Couturier, Danièle Casanova, de nombreuses femmes d’otages fusillés et quelques parentes de «45000».

1943 : des mesures exceptionnelles pour les politiques français d’Auschwitz

Les «45.000» bénéficient en outre de mesures exceptionnelles prises par les SS en direction des détenus politiques français. En mars, la plupart des «45.000» ayant survécu à l’enfer de Birkenau retournent au camp principal. En juillet, les «45000» sont autorisés à écrire en France et à recevoir des colis. Entre août et décembre, les quelques 150 survivants sont placés (à quelques exceptions près) en quarantaine au premier étage du block 11, la prison du camp, où ils connaissent quatre mois d’un relatif répit. Ils n’ont plus à travailler et ni à subir les coups des SS et des kapos. Ils sont les témoins des fusillades quasi quotidiennes de résistants et d’otages polonais dans la cour du block 11, et entrent en contact avec les femmes du block 10, victimes d’expériences médicales. Deux «45000» contribuent à sauver la vie d’Hermann Langbein, enfermé dans les cachots du sous-sol. Celui-ci était un des dirigeants du Comité international de résistance auquel appartenait le groupe français créé par des «45000».

1944 : les «45.000 » sont de «vieux numéros », des concentrationnaires chargés d’expérience

Les «45.000» sortent de leur quarantaine en décembre 1943 et sont de nouveau mêlés aux autres détenus d’Auschwitz, mais ils sont désormais protégés par leur situation de «vieux numéros ». La mort continue de reculer au camp principal et à Birkenau pour les détenus non juifs qui y sont immatriculés. Cependant à Birkenau, les chambres à gaz fonctionnent à plein régime et les «45.000» sont les témoins directs de l’extermination des Juifs et des Tsiganes. Trois «45000» assistent à l’ouverture des portes d’une chambre à gaz. André Montagne voit partir vers la mort le poète Benjamin Fondane. En juillet 1944, l’avancée des armées soviétiques pose aux SS le problème de la liquidation du camp d’Auschwitz. Les résistants créent un Comité militaire afin d’empêcher une éventuelle extermination de l’ensemble des détenus. Les SS évacuent en premier les détenus qu’ils soupçonnent d’organiser une insurrection du camp à l’approche des armées soviétiques, en liaison avec les partisans polonais. Au début d’août, la presque totalité des 135 « 45000 » survivants sont placés en quarantaine au block 10 en vue de leur transfert. A la fin août et au début de septembre, ils sont divisés en quatre groupes dont le premier est dirigé vers Flossenbürg (le 28 août), le second vers Sachsenhausen (le 29) et le troisième vers Gross-Rosen (le 7 septembre). La trentaine de «45000» demeurés à Auschwitz assiste à l’exécution de dirigeants importants de la Résistance intérieure. Ils quittent Auschwitz le 18 janvier 1945 pour Mauthausen à l’exception de trois d’entre eux, présents au moment de la Libération du camp par les Soviétiques.

Après Auschwitz

Les «45.000» rescapés sont éparpillés dans l’ensemble du système concentrationnaire, à la suite des transferts de 1944 et plus encore lorsqu’en 1945, les camps de concentration sont évacués en hâte par les SS devant la progression des Alliés. Alors que ces évacuations entraînent une très forte mortalité parmi les détenus, seize «45000 » meurent entre février et mai 1945. Ce nombre relativement bas de décès s’explique par leur endurance, leur capacité à s’entraider et à anticiper les périls. Au moment de leur libération, la joie de leur délivrance est ternie par leur faiblesse physique et par le souvenir de leurs camarades morts en déportation. Ils ne sont plus que 119 sur les 1170 immatriculés à Auschwitz trois ans plus tôt : 1051 de leurs compagnons de déportation avaient disparu dans de terribles souffrances.

Claudine Cardon-Hamet

En cas d’utilisation totale ou partielle de cet article, prière d’indiquer « article paru dans le site deporte-politiques-auschwitz.fr de l’historienne Claudine Cardon-Hamet ».

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