Enfin, le jour du retour arrive. Je suis rapatrié avec trois camarades français, par avion car nous sommes trop faibles pour prendre le train. C’est la fin du cauchemar. Dans cet avion, nous sommes onze personnes en comptant le personnel. Lorsque l’hôtesse nous annonce que nous survolons la France, je ne saurai décrire notre émotion, nous pleurons tous les trois. Puis, l’hôtesse nous précise « nous survolons Compiègne« , alors un frisson nous parcourt ….Quel terrible souvenir ! Enfin l’avion atterrit sur le sol français. Nous retrouvons notre patrie !
De l’aéroport, après la désinfection, nous sommes transportés en autocar jusqu’à l’hôtel Lutétia à Paris.
A notre arrivée, notre joie se ternit car à notre descente de l’autocar, une foule de gens nous presse de questions. Je dois me cramponner à mon bâton pour ne pas tomber.
J’avais le cœur serré de voir toutes ces femmes, ces gens avec des photos.
Ils nous disaient : « Monsieur, Monsieur, vous étiez à Auschwitz, vous avez peut-être connu mon mari, mon fils« , ils nous tendaient des photos de toutes sortes. Comme j’aurai voulu leur répondre « ils vont revenir ».
Mais, j’avais ancré dans ma mémoire les monticules de morts, dans les camps et sur les routes, partout des morts. J’étais conscient que je revenais d’un enfer. Avec les camarades survivants, nous n’avions pas été épargnés en souffrance, et pourtant nous étions de retour, porteurs de souvenirs atroces.
Une autre épreuve nous attend, celle de parler des camarades décédés dans les camps et sur les routes. Grande fut ma douleur, lorsque la famille de mon camarade Jardin, me demanda : « Pierre, croyez-vous que Victor va bientôt rentrer ? » . Je leur devais la vérité…
Certaines familles gardaient espoir et lorsqu’elles venaient me voir, je n’avais pas le courage de tout raconter. Je leur répondais seulement « il arrive d’autres convois« . Hélas, de nos jours de notre groupe des Tourelles, nous ne sommes plus que deux vivants, le camarade Henri Gorgue et moi même.
Je suis soulagé d’avoir terminé ce récit, car de me remémorer tous ces pénibles souvenirs m’a bouleversé et fait du mal. Je tenais à apporter mon témoignage en mémoire de tous mes camarades et de tous les morts des camps nazis. Il ne faut pas les oublier.
Retour en Famille
Le 13 juin 1945. Je suis à l’hôtel Lutétia, il est 4 heures du matin et je marche dans le hall quand j’aperçois mon nom sur les panneaux : « Pierre Monjault porté disparu, sa famille est sans nouvelle depuis deux ans ».
Sans réfléchir, je me précipite vers la sortie. Je veux rentrer chez moi, je ne me rends pas compte que j’en suis incapable. L’officier français qui est devant la porte, me retient. Je lui dis « je veux rentrer chez moi, ma famille est sans nouvelle et je n’ai pas vu ma femme et mes enfants depuis quatre ans, depuis avril 1942« . L’officier me dit aimablement d’attendre un peu, que son chauffeur était parti accompagner d’autres camarades, dès qu’il serait de retour, il m’emmènera chez moi. Je n’attends pas longtemps et je monte dans la voiture de l’officier avec le chauffeur. Je voyais bien qu’il était ému car nous étions marqués par les souffrances que nous avions endurées.
Plus nous approchions de Maisons-Alfort et de chez moi, plus j’étais angoissé, des pensées trottaient dans ma tête : « Que s’était-il passé après mon départ ? Comment allais-je retrouver les miens ?« .
Nous arrivons à Maisons-Alfort et je dis au chauffeur : « J’habite au square Dufourmantelle, rue Jean Jaurès, au 5ème étage« . Nous traversons la cour en arrivant au bas de l’escalier je reste paniqué. Le chauffeur me dit : « Je vais monter voir« . Il monta et frappa à notre porte et n’eut pas de réponse, il était très tôt. Sur la porte il y avait un écriteau « En cas d’absence s’adresser au 1er étage chez M. et Mme Augerand » ils étaient nos amis.
Je montais donc et frappais à leur porte. Le camarade m’ouvrit et s’exclama « Pierre ! Pierre, c’est toi » il croyait rêver et se pinçait, comme il avait l’air heureux de me revoir, il n’en croyait pas ses yeux ! Puis, comme ma femme avait entendu frapper et sonner, sortie sur le palier, se pencha du cinquième et m’aperçut. Je crois qu’elle aurait battu le record du saut en hauteur ! Comme un cabri elle sauta plusieurs marches à la fois, en quelques bonds elle fut près de moi.
Je regardais ma petite femme, quatre années sans se voir ! Elle répétait sans arrêt « Pierre, tu es revenu, quel bonheur ! » Le chauffeur repartit et nous sommes rentrés à la maison. J’embrassais mon fils Pierre, comme il avait grandi !
Ma femme parut hésiter et me dit « Tu sais Pierre, il faut que je te dise, Guy est soldat, il est parti dans la Résistance F.T.F., il voulait te venger, il a participé à de nombreuses missions, maintenant il est dans l’armée du Général de Lattre de Tassigny, il s’est engagé« .
J’étais ému, ne sachant que dire et ma femme ajouta «ce n’est pas tout »… Je la regardai un peu inquiet, elle me dit d’un seul coup « Guy est marié, et tu es grand-père« . J’étais heureux de cette bonne nouvelle, j’avais laissé des adolescents, je retrouvais des hommes. Mon fils Pierre était reçu à ses examens. Guy était marié, il avait épousé Claudine, une petite jeune fille de notre cité et j’étais le grand-père d’un petit garçon nommé Claude.
Sans trop épiloguer sur mon retour en famille. Je peux dire que le jour où mon fils Guy vint en soldat pour une permission, j’étais très ému et très fier de lui. Il m’apprit que sans le savoir, pendant que j’errais avec mes compagnons de misère sur les routes d’Allemagne, nous n’étions pas très loin l’un de l’autre, car l’armée de Lattre de Tassigny était à Munich.
Je sus aussi qu’il avait visité le camp de déportation de Dachau, il me dit « Papa, quand j’ai vu ce qui s’était passé dans les camps, j’ai revu ton image et je me suis sauvé en courant, j’étais désemparé, je courais, je courais, fuyant cet horrible cauchemar ».
A mon retour, il y avait aussi de tristes nouvelles. J’appris avec douleur que ma chère maman était décédée depuis 1943. Elle désespérait et pensait que j’étais mort. Dès que je pus, j’allais voir mon père, inutile de décrire notre émotion. Pendant la Libération, dans mon pays natal à Civray, il y eu des morts, libérateurs et occupants. Mon père qui était gardien de cimetière refusa l’entrée des soldats allemand décédés, car disait-il « ils ont pris mon drôle, ils ne rentreront pas« . Monsieur le Maire essaya de le raisonner « Voyons Baptiste ! Ce sont des soldats, ils sont morts !« , mais entêté mon père ne voulut rien savoir. Le Maire fit enterrer provisoirement les Allemands derrière le mur du cimetière.
Ensuite, après quelques mois de repos, la vie reprend son cours normal. Je suis réintégré à la ville de Paris, je retrouve avec émotion mes camarades de travail, témoins de mon arrestation quatre ans plus tôt. Tous me témoignent leur amitié et la joie de me voir de retour.
A mon retour en France, j’ai rencontré beaucoup de chaleur humaine dans la vie courante comme dans les administrations. La France était redevenue notre France ! Telle que nous l’aimions, et nous étions toujours Français ! Français avant tout !
Puis le temps passe, la roue de la vie tourne…
J’ai plusieurs petits enfants, et mon vœu le plus cher est qu’il n’y ai plus de camps de concentration, de tortures dans aucun pays. Que dans le monde entier, il n’y ait plus jamais de guerre. Mais comme le dit cette si belle chanson, ce sera « Quand les hommes vivront d’amour…«
Pierre Monjault « 45909 »
Récit tiré d’un mémoire de 70 pages « Quatre années de souffrance pour rester Français » que Pierre Monjault m’a ainsi dédicacé « Que le souvenir de nos souffrances servent la Paix dans le monde. J’offre mon témoignage à madame Claudine Cardon, avec mes remerciements« .
Ce mémoire a été écrit en son nom par Lucie Kerjolon, qui a l’a fait précéder d’une biographie dont on trouvera la copie dans ce site, à la rubrique « biographie de Pierre Monjault ».