Les « 45000 » pris dans le chaos des évacuations par Claudine Cardon Hamet, août 2011
La dispersion des « 45 000« , commencée en 1944, augmente au fil des mois, à mesure que se multiplient les évacuations des camps dans lesquels ils sont affectés. Comme pour la période précédente, l’éparpillement des survivants rend vaine toute tentative de reconstitution détaillée de leur histoire. Toutefois, leurs témoignages permettent de rendre compte de l’effroyable tragédie dans laquelle furent plongés les « 45 000 », à l’égal des autres déportés. Contrairement à ce qu’ils redoutaient, les détenus des camps de concentration ne furent pas tous exterminés à l’approche des armées libératrices. A partir de janvier 1945, les détenus valides furent conduits par les SS vers le centre de l’Allemagne. D’après plusieurs témoignages, Hitler aurait ordonné de liquider tous ceux qui ne pourraient être évacués afin qu’ils ne tombent pas entre les mains des Alliés. Bien souvent, ces transferts furent précédés par l’exécution totale ou partielle des malades et des plus faibles, et par celle d’un certain nombre de Juifs et de détenus considérés comme dangereux.
Ces évacuations furent, en outre, réalisées dans des conditions inhumaines qui entraînèrent une mortalité extrêmement élevée. Cela en raison du chaos dans lequel était plongé le Reich, de la précipitation dans laquelle elles s’effectuèrent et du mépris que les SS avaient toujours affiché pour la vie des détenus. L’historien allemand Martin Broszat ([1]) estime que, dans les mois et les semaines qui précédèrent la fin de la guerre, au moins un tiers des quelque sept cent mille détenus enregistrés en janvier 1945 perdirent la vie du fait de ces évacuations.
Les premiers « 45 000 » concernés par ces transferts sont ceux qui étaient enfermés dans des camps situés à proximité des frontières orientale et occidentale du Reich. Le 18 janvier, débute à Auschwitz l’évacuation de près de 58 000 détenus vers d’autres camps. La trentaine de « 45 000 » qui s’y trouvait encore est évacuée vers Buchenwald, Gross-Rosen, Mauthausen ou Gleiwitz. Seuls restent à Auschwitz 7.600 personnes, malades ou déportés valides ayant décidé de se cacher pour attendre l’arrivée de l’armée soviétique. Parmi ces derniers se trouvent deux dirigeants du groupe français de Résistance, André Faudry et Eugène Garnier. Puis, vient le tour de la quarantaine de « 45 000 » transférés en septembre 1944 et en janvier 1945 à Gross-Rosen. L’évacuation de ce camp, au début de février, les disperse vers Buchenwald, Dora, Mauthausen et deux kommandos de Flossenbürg. Le 27 mars, les huit « 45 000 » qui, à la fin octobre 1944, avaient été transportés de Sachsenhausen à Kochendorf sont à leur tour évacués sur Dachau. En avril, les membres du convoi transférés à Flossenbürg, Dora, Buchenwald, Ravensbrück, Sachsenhausen, Neuengamme doivent prendre la route lorsque ces camps et leurs kommandos sont évacués. Par contre, ceux qui avaient abouti à Dachau et à Mauthausen sont libérés sur place. Durant ces derniers mois, les « 45 000 » endurent de terribles souffrances. Les maux qu’ils avaient affrontés auparavant – des conditions de transport meurtrières, la faim, la soif, le froid, la fatigue, la cruauté des SS – se trouvent poussés à l’extrême.
Des conditions inhumaines d’évacuation
Pierre Monjault quitte Auschwitz à pied : «C’est le 18 janvier 1945. Quel vacarme ! Les SS hurlent, ainsi que les chiens. C’est le départ du camp d’Auschwitz. Les SS rassemblent les hommes valides, les malades restent au camp avec quelques gardiens. Ce départ soulève l’euphorie. Nous chantons « La Madelon », « La Marseillaise ». Plus les SS hurlent, plus nous chantons. Nous déambulons sur les routes en rangs par quatre ou cinq, les kapos et les SS se tiennent à nos côtés, avec des chiens, des chevaux et tout le tremblement. L’exode commence, mais nous pensons que c’est peut-être le salut. Nous marchons, nous marchons sans aucun arrêt. Pendant deux jours, nous n’avons pu ni manger ni boire. Nous comprenons que cette marche est celle de la mort, alors nous ne chantons plus, nous marchons comme des bêtes traquées. Tout recommence à mal aller. Les SS abattent à bout portant les camarades qui ne peuvent suivre et ils sont nombreux. Nous n’étions qu’un troupeau de squelettes. Même ceux qui semblaient valides étaient malades. (…) Nous nous soutenons moralement et physiquement, mais nous arrivons à l’ultime stade de l’épuisement. La soif commence à provoquer des hallucinations. (…) A la fin du deuxième jour, nous arrivons dans une grange immense, remplie de paille et de foin où nous passons la nuit. Durant cette nuit, les Alliés commencent à lancer des fusées éclairantes pour bombarder. Dès le lendemain matin, nous repartons sans prendre aucun aliment. Il fait un froid terrible ! Quand je repense à ces jours-là j’en ai encore la chair de poule. Malgré la couverture que j’avais sur la tête, j’ai eu une joue gelée et encore maintenant, par grand froid, une plaque blanche apparaît sur ma joue »([2]).
Aimé Oboeuf est dirigé d’Auschwitz sur Mauthausen, en colonne puis en chemin de fer : « Dès la sortie du camp, nous voyons, des deux côtés de la route, les cadavres des déportés exécutés sur place (…). Nous avons marché plusieurs jours à pied jusqu’à la gare de Loslau, où nous avons embarqué sur des plates-formes à charbon, donc tout à fait découvertes. Nous sommes cent par wagon, il fait un froid intense. Impossible de bouger, de s’allonger ou de s’asseoir. Déjà, la longue marche depuis Auschwitz nous a épuisés. Dans le wagon, l’épuisement, le froid, la faim, la soif, le manque de place, déchaînent une véritable folie collective. Les morts sont nombreux. Je suis soutenu moralement par le grondement lointain de l’artillerie que je sais être celle de l’armée soviétique. Je sens la fin de la guerre proche et rassemble tout ce qui me reste de courage pour tenir. Après un voyage dont le trajet était sans cesse modifié par les bombardements, les encombrements, l’affolement général, la fuite et l’évacuation de tout ce qui pouvait l’être des territoires de la Silésie et de la Haute-Silésie, nous sommes arrivés au camp de Mauthausen. A l’ouverture des plates-formes, il y avait bien plus de cadavres que de survivants. Le qualificatif de train de la mort peut malheureusement être étendu à tous les trains d’évacuation d’Auschwitz » ([3]). Et, c’est au cours de l’évacuation d’Auschwitz que Marceau Tellier décède sans que l’on connaisse précisément les circonstances de sa disparition.
En fait, le qualificatif de « train de la mort« , employé par Aimé Oboeuf, pourrait être appliqué à la quasi-totalité des transports d’évacuation. « Gross-Rosen, février 1945 – note Georges Dudal – Notre petit groupe éclate à nouveau. Les SS sont sur les dents. De véritables bêtes sauvages. Nous partons dans des wagons à charbon découverts, avec un SS pour deux wagons, tirant à la mitrailleuse sur toutes les têtes qui dépassent des ridelles. Il fait une température à congeler le bétail humain que nous sommes. Le train fait de petits trajets, arrêté par les alertes. Il nous faudra trois jours pour arriver à Hersbrück. Dans mon wagon, à l’arrivée, nous étions quatre à cinq vivants » ([4]). Adrien Humbert, évacué de Gross-Rosen sur Buchenwald, décrit une situation analogue : « Je fis partie d’un convoi qui voyageait sur des wagons plats, découverts, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Je finis le voyage couché sous deux cadavres, avec nos trois couvertures sur moi. Nous n’étions pas nombreux à débarquer à Buchenwald » ([5]). C’est à la suite d’un transport de ce type que Charles Limousin meurt à Buchenwald : « Le 5 février 1945 venant de Sachsenhausen, dans un transport d’une centaine de déportés, est arrivé Charles Limousin. Très malade, épuisé, à bout de forces, Limousin fut hospitalisé au Revier, soigné du mieux possible, dans le service du docteur Brau, bénéficiant de la solidarité de tous. Trop tard ! Il est décédé le 30 mars 1945, mais fut inscrit au « Totenbücher » à la date du 2 avril, qui est en vérité la date de passage au four crématoire. La veille de sa mort, il avait reçu une dernière visite de Raymond Montégut qui le connaissait bien » Roger Arnould ([6]).
En avril, le froid est moins intense mais les transferts n’en sont pas moins meurtriers : « Mon dernier transport qui fut terrible, c’est celui de Dora à Ravensbrück. Nous étions entassés dans des wagons à bestiaux. Nous étions cent trente à cent quarante dans chaque wagon, pendant dix jours, sans boire ni manger. (…) Dans mon wagon, il y a eu quarante et un cadavres. Je sais que, dans d’autres wagons, il y en avait un peu plus, dans d’autres un peu moins. Vous auriez vu dans quel état nous étions quand nous sommes arrivés à Ravensbrück. (…) Au block, je me suis couché sur le plancher. J’y suis resté allongé quatre jours, sans pouvoir me lever ». Raymond Boudou ([7])
Des marches meurtrières
Les évacuations par la route sont tout aussi terribles. Les récits de Pierre Monjault et de Gabriel Lejard témoignent des souffrances endurées. Arrivé à Gross-Rosen en janvier 1945, Pierre Monjault est obligé de reprendre la route en février, pour Dora-Nordhausen, après plusieurs départs manqués par la voie ferrée : « Ils nous emmenèrent dans une gare et nous font monter dans des wagons de marchandises, recouverts d’une bâche. (…) Je n’ai pas compris ce qui s’est passé. Nous sommes partis, puis revenus à notre point de départ. (…) Une autre fois, ils nous font monter dans un wagon de voyageurs. A peine montés, (…) ils nous font redescendre, en hurlant et en nous bâtonnant. Nous avons donc, sans boire ni manger, repris la route à pied, toujours poussés par les SS et nous arrivons à Nordhausen. Je nous revois encore, pendant ces longues marches, colonnes de squelettes traversant les villages, ne sachant pas où nous allions. Sur notre chemin de jeunes hitlériens de quinze à seize ans nous lançaient des pierres en nous injuriant et nous crachaient dessus. J’étais très affecté de voir que nous étions injuriés par des enfants. Mais, dans ces mêmes villages, il y avait aussi des femmes qui pleuraient sur notre passage. Nous leur demandions de l’eau. L’une d’elles nous apporta un seau d’eau. Le SS qui se trouvait à côté d’elle renversa le seau en maltraitant cette brave femme. L’attitude de certains villageois envers nous amenait les SS à « justifier » leur cruauté en disant aux gens : « Ce sont des Juifs, des communistes et des bandits« .([8])
Au début du printemps, Kochendorf est abandonné par les SS : « Le 27 mars, nous évacuions Kochendorf par la route, direction Dachau. Les Américains étaient à une trentaine de kilomètres. Nous étions environ mille cinq cents. Les malades étaient évacués par chariots, (…). Nous avions une très forte escorte composée de SS de l’Afrika Korps (…) Les deux premiers jours, nous avons marché pendant la journée mais, harcelés par l’aviation alliée, nos escorteurs décidèrent de faire la route de nuit, le plus souvent par des chemins de montagne. Trente kilomètres par étape, sans ravitaillement, pieds nus, en loques – un pantalon, une veste, un béret – et sous la pluie. Nous mangions des poignées d’herbe, de grosses limaces rouges, des escargots, au risque de recevoir un coup de fusil. L’eau des nids-de-poule était notre boisson. Ce fut l’hécatombe, les hommes tombaient, ne pouvant plus marcher. Une nuit, avec mon camarade Houard, de Chartres, malgré notre vigilance, nous fûmes pris de corvée, pour traîner le chariot, en queue de colonne, où l’on entassait les mourants. Car on ne laissait pas de traces sur la route. (…) Lorsque le chariot était plein, on faisait une petite tranchée sur le bord de la route et c’était l’enterrement des malheureux dont la plupart étaient encore vivants. Ceci au milieu des hurlements de nos tortionnaires et des cris des mourants. Oui, nous avons enterré des hommes encore vivants et notre route est jalonnée de charniers. Nous avons traversé Ulm et Augsbourg. Là, à la tombée de la nuit, nous avons pris, sous la pluie, le train en wagons découverts et au matin nous arrivions à Dachau, le 5 ou le 6 avril. (…) Partis environ 1500, nous étions à peine 200. Et beaucoup allaient encore mourir, car nous n’avons été libérés que le 29 avril et la dysenterie et le typhus ne faisaient pas de quartier. Gabriel Lejard ([9]). Pierre Felten, très affaibli, était entré depuis plusieurs jours à l’infirmerie d’Osterode quand l’évacuation de ce kommando de Dora-Mittelbau est ordonnée. Le 6 ou le 7 avril il doit effectuer une marche de vingt-six kilomètres. Il arrive à bout de forces au terme de l’étape. Le lendemain, il s’éteint, après une agonie de plusieurs heures. Son corps est inhumé dans un bois voisin de Seesen, dans le Harz ([10]).
Le 21 avril 1945, le camp de Sachsenhausen est évacué en direction de la mer Baltique. Après une marche de 240 km, Henri Mathiaud et René Petitjean se retrouvent dans la région de Schwerin où
l’escorte SS s’enfuit à l’approche des armées soviétiques. Ecouter Guy CHATAIGNE – La marche de la mort.mp3. Le 2 mai 1945, les troupes soviétiques libèrent les déportés, puis les remettent aux Américains, qui les « enferment » dans la caserne Adolf Hitler de Schwerin.
Lire également dans le site le récit de René Petitjean sur l’évacuation de Mauthausen :
Les « 45.000 » dans les « marches de la mort ».
- Note 1: Martin Broszat, Anatomie des SS-Staates (1965).
- Note 2 : Pierre Monjault, « Quatre années de souffrance pour rester Français« , mémoire dactylographié, pages 51 et 52
- Note 3: Aîmé Oboeuf, lettre à Roger Arnould du 16 novembre 1971.
- Note 4 : Georges Dudal, témoignage recueilli par Claudine Cardon-Hamet en 1990.
- Note 5: Adrien Humbert, cahier page 18.
- Note 6: Roger Arnould, notes sur Buchenwald, Dora et autres Kommandos, où il est déporté en janvier 1944.
- Note 7: Raymond Boudou, notes recopiées par son épouse.
- Note 8: Pierre Monjault, idem, pages 52 et 54.
- Note 9: Gabriel Lejard, notes pour le 35ème anniversaire de la libération des camps.
- Note 10: D’après le témoignage de M. Pasqualinei, de St Etienne- 22 mai 1945 (dossier de Pierre Felten, archives du ministère des Anciens Combattants).
- © Carte couleur des itinéraires suivis (en noir et blanc dans mon ouvrage « Triangles rouges à Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 », Editions Autrement, 2005 Paris page 302).
- © Dessin d’Auguste Favier, in site Internet «Association Française Buchenwald Dora et Kommandos».
- © Dessin et témoignage oral de Guy Chataigné, déporté de Sachsenhausen. In FMD / BDDM.
Cet article est repris de mon ouvrage «Mille otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45000 », éditions Graphein, Paris 1997 et 2000 (épuisé), pages 441 à 446. Claudine Cardon Hamet, août 2011. Docteur en histoire, auteure de deux ouvrages : Mille otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45000 » (éd. Graphein, Paris, 1997 et 2000, épuisé) avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (FMD) – et Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 (éd. Autrement, collection Mémoires, Paris, 2005, mis à jour en 2015) édité avec le soutien de la Direction du Patrimoine et de l’Histoire et de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation.