Les appels à Auschwitz : de terribles moments : Témoignages de six « 45.000 » : René Aondetto, René Besse, Georges Dudal, René Maquenhen, Pierre Monjault, Raymond Montégut. 

L’appel du soir

Devant les blocks. Les « 45 000 » découvrent avec horreur des files de cadavres devant les bâtiments voisins. « Nous avons vu tellement de cadavres alignés aux côtés des survivants de la journée que nous en étions pétrifiés. Les morts étaient présents à l’appel ! Et ces morts venaient d’être ramenés du « travail » ! « Arbeit Macht Frei » (le travail rend libre) prenait sa signification nazie » (René Aondetto).

L’appel du matin 

Les « 45 000 » attendent l’arrivée du SS, le Blockführer qui doit procéder à l’appel. Le jour commence à poindre. « Des prisonniers (…) sortaient des cadavres des Blocks environnants, la plupart étaient atrocement mutilés et, parmi eux, se trouvaient des agonisants. Ils traînaient ces pauvres corps par un bras et tout le long du passage, le sol était marqué d’une traînée sanglante » (Raymond Montégut).
Les morts devaient être présents à l’appel. Les cadavres sont en si grand nombre que chacun pense d’abord à une épidémie. Il n’en est rien.
« C’était le chef du Block, avec ses aides, qui, la nuit avait commis ces assassinats. Cela lui permettait d’avoir, pour ce jour, 25 rations supplémentaires »
(Louis Eudier).
Les déportés des blocks voisins se dispersent en courant pour s’aligner dans leurs équipes habituelles.
« Il  n’en resta que quelques-uns pour retirer les morts. C’était un tableau écœurant : un seul homme devait, par n’importe quel moyen, traîner un cadavre jusqu’à cent mètres environ, lieu où était arrêtée une charrette (…) pour ramasser les cadavres de chaque block. Devant cette scène, nous pensions à ce que nous avait dit la veille le chef de chambre. Il y a un mois, le Block était complet. Dans un an pensions-nous, pas un ne sortira vivant »
(René Maquenhen).
« Pendant des heures et des heures, on a procédé à des appels sous des pluies battantes et des tornades de neige, nous étions trempés jusqu’aux os, et le lendemain nous devions remettre nos vêtements tels quels, parfois, ils gelaient sur nous » (Raymond Montégut).
« A chaque appel, quelques-uns de nos camarades tombaient raides après avoir enduré des souffrances qui dépassaient l’imagination. Il fallait chaque soir voir rentrer les kommandos de travail. Tous ces pauvres hommes, qui avaient du mal à se porter eux-mêmes, tiraient des cadavres dans la neige pour les faire figurer à l’appel. Aucune consolation que celle de se savoir vivant et d’espérer un jour la délivrance » (Georges Dudal).

Les sélections à l’appel

« A l’appel, ces soirs-là, une folle terreur s’emparait de nous ; le cœur battant, livides, oppressés, nous attendions, dans l’impuissance totale de toute action, que cette sinistre sélection soit terminée. (…) Il suffisait, pour être désigné à la mort, du simple avis d’un chef de block ou d’un kapo. A ces heures-là, nous employions les minimes moyens que nous avions à notre disposition ; nous nous redressions, nous gonflions nos joues, nous cherchions à nous donner une apparence de force » (Raymond Montégut).
Par trois fois, Pierre Monjault a cru qu’il était désigné : « L’officier SS venait, la canne à la main et regardait dans les rangs. (…) Il tirait avec sa canne tous ceux qui lui paraissaient malades ou trop fatigués par le travail forcé, (…) et, à tour de rôle, les hommes sortaient du rang. Ils savaient qu’ils allaient partir pour la chambre à gaz. Trois fois la canne de l’officier est tombée sur mon épaule et le SS a allongé le bras pour tirer un déporté qui se trouvait derrière moi ou sur le côté ».

René Besse le 8 juillet 1942

Le récit qui suit a été retranscrit à partir des témoignages de René Besse par Laurent Lavefve, professeur d’histoire, militant de l’AFMD de la Haute-Vienne.

L’appel

« Eviter les coups, éviter les coups, éviter les coups. Echapper à une sélection, éviter les coups, ne pas tomber, ne pas
avoir trop de vilaines jambes, tenir dans le froid mortel, é, ne pas être sélectionner, éviter un coup de crosse, résister à la chaleur écrasante, ne pas tomber pendant l’appel.
Attention ! Les coups de crosse sur les pieds, ne pas se laisser tomber de fatigue, rester debout à tout prix, éviter les coups, ne pas flancher ; attention. Les coups de gourdin ou de nerf de bœuf sur la tête, ne pas recevoir de coups, que l’appel ne soit pas trop long, rester debout, éviter les coups… Le pire moment, c’est celui où vous rentrez, vers sept beures le soir. À partir de cette heure-là, vous devez rester debout, par rangées de dix entre les blocs. Chacun à une
place déterminée. Vous êtes, au total, cinq ou six cents par Block. Vous êtes alignés de façon à ce qu’un SS puisse passer entre les rangs. 
Les cailloux sont enfoncés dans le sol, dur comme du ciment à force d’être piétinés quotidiennement durant les beures d’appel. Vous êtes exténués. Vous avez faim. Vous n’avez pas le droit de rentrer dans le bloc avant la fin de l’appel.
Celui-ci dure en moyenne une heure, parfois deux ou trois.
Le silence absolu. Un silence imposé. Pas le droit de parler pendant toute la durée de l’appel. Et vous êtes tellement fatigués. Mais ce n’est rien à côté du spectacle qui vous entoure. Les morts sur le côté, à côté de votre Block. Une dizaine la plupart du temps. Ceux de la nuit et ceux de la journée. Et vous, obligés de rester au garde-à-vous. Si vous bougez ou n’êtes pas parfaitement alignés, vous recevez, au mieux, un coup de crosse sur les pieds.
Tu en porteras la marque définitive. Tu  n’étais pas parfaitement aligné. La douleur t’arrache un cri qui ne doit pas sortir : Elle te vrille chaque os du pied. La douleur et le cri remontent jusqu’à ta nuque en parcourant ta colonne vertébrale. Tu sens que tu n’es pas loin de tomber dans les pommes. Il ne faut pas ! Si tu tombes après le coup sur le pied, tu n’as aucune chance de t’en sortir: D’autres coups suivront. Tout ton corps se tend pour rester debout. Tu y parviens. Tu risques la même chose tous les soirs au moment de l’appel.
C’est impensable comme les minutes paraissaient longues. En général, les appels se terminaient à la limite extrême du couvre-feu. Les soirs où ils prenaient fin plus tôt, vous aviez une légère mais précieuse compensation à votre calvaire : vous pouviez voir les copains des autres Blocks en attendant le couvre-feu. Mais c’était rare.
Pendant l’appel, une seule pensée. Une seule. Quand ça va finir ? Une hantise. Vous vous regardez, autant que vous le pouvez. Vous restez immobiles. Terrorisés. Sans rien dire. Comme des bêtes contraintes à l‘obéissance. La peur aux tripes. Pendant toute la durée de l’appel. Vous ne savez pas ce qui vous attend. Et vous n’avez que cette pensée : quand ça va se terminer ? Une seule pensée.
Vous avez déjà été comptés par le « Schreiber ». Un S.S. prend la feuille signée par le chef de Block et le « Schreiber ».

Un déporté et son Mütze

« Mütze ab ! » «Mütze auf ! »,   « Mütze ab ! » «Mütze auf ! ». Obéir très vite. Plusieurs fois si l’ordre est répété. «Enlever la casquette ». « Remettre la casquette ». Très vite.
Après le contrôle de l’appel par le SS, il y a le décompte des morts. Ils sont au pied des marches.
Ce sont les morts du matin. Il y a au moins, pour un bloc, quatre ou cinq morts du matin à chaque appel du soir.
Ils ne sont décomptés que le soir. Ils ont été comptés comme malades le matin. Le chef de Block récupère ainsi les portions des morts comptés comme vivants une journée de plus.
Sur la grande place du camp, comme tous les soirs, le chef du camp vient chercher les feuilles d’appel de tous les blocs.
Tu voyais cela quand tu étais au bloc 15. De là, la place principale était visible. L’organisation, la mise en scène de ces formalités, leur aspect minutieux et intangible, t’apparaissaient comme autant d’éléments absurdes, déconnectés de toute réalité humaine.

Au même titre que la présence d’un orchestre de musique classique face à l’empilement des morts du jour à l’entrée du camp. Le chef ne venait que lorsque les comptes étaient au point. Sinon, il y avait un contre-appel, jusqu’à ce que le calcul tombe juste. Il fallait que cela tombe juste. Les comptes devaient être justes. Alors seulement le chef du camp, Rudolf Höss, venait chercher les feuilles.
L’ordre de rompre les rangs est hurlé, comme tous Les ordres. Les SS hurlent. toujours. Lorsqu’il est en représentation, un SS hurle. La cérémonie insupportable de l’appel est une de ses représentations préférées. Un moyen de conditionnement furieusement efficace. Une mise en scène ou le SS se révèle. 
Vous vous précipitez. Et là, derrière la porte du Block, les kapos et chefs de Block vous attendent pour vous cogner: Ils cognent toujours. On croirait qu’ils ne savent faire que cela. Bâton, gourdin, nerf de bœuf tombent comme des instruments automatisés. Ceux qui frappent ne regardent même pas toujours où ils frappent. Mais les
coups tombent. Au hasard Il faut les éviter: Essayer de passer entre les coups
 ».

Sources

  • L’Appel sous la neige Wincenty Gawron © Musée d’Auschwitz-Birkenau.
  • « Mille et neuf jours. René Besse, la force d’un résistant déporté ». Témoignages recueillis par Laurent Lavefve. Préface de Marie-Jo Chombart de Lauwe Les Ardents éd. 2009.
  • Dessin de l’orchestre d’Auschwitz : Mieczysław Kościelniak © Musée d’Auschwitz-Birkenau.
  • Déporté avec son Mutzen © Musée d’Auschwitz-Birkenau.

Claudine Cardon-Hamet

 

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