Récit de Lucien Colin (journal tenu au camp de Compiègne)
Le jeudi 7 mai (1) 1942 à 22 h 15 du soir, deux Allemands de la Feldgendarmerie sont venus nous arrêter, mon frère Marcel et moi, en notre domicile provisoire 34 rue Barbey-d’Aurevilly à Caen.
Hier soir, il y a eu trois semaines que nous sommes entre les mains des Allemands. Je ne dirai pas ici les souvenirs et les impressions de ces premières trois semaines pénibles, je me contenterai des grandes lignes. Nous passâmes une nuit terrible au Petit lycée allongés sur le parquet. Nous étions 13 dont M. Desbiot, notre ami, M. Musset doyen de la Faculté des lettres.
Pourquoi étions-nous là ? Sans doute comme otages puisque deux trains de permissionnaires avaient déraillé à 15 jours d’intervalle à Moult.
Mais pourquoi nous ? C’est ce que encore aujourd’hui, trois semaines après notre arrestation, nous ne savons pas encore. Nous avions la nette impression qu’au petit matin nous y passerions, nous passerions à la casserole suivant l’expression du camp de Compiègne où nous sommes maintenant. Cependant le jour vint sans que rien d’anormal ne se produise. Nous étions tranquilles jusqu’au lendemain. Au matin d’autres arrivèrent : juifs, communistes, syndicalistes et d’autres qui, comme nous, n’avaient pas d’étiquette. Nous étions 20. Un allait être libéré et nous allions partir à 19. Dans la matinée tous nous subîmes un vague interrogatoire par trois hommes de la Gestapo, puis un militaire de la G.F.P. (2) vint nous interroger, Marcel et moi. On nous parla de Papa. Nous expliquâmes qu’il n’était pas en fuite comme ils le prétendaient, mais qu’il était en situation régulière à Avranches. Ils nous dirent qu’André n’était pas arrêté, car il avait fait un stage en Allemagne. A nous deux ils nous dirent que puisque nous avions été en Angleterre nous étions anglophiles !!! Cela était simple comme raisonnement. Ils ajoutèrent qu’un de nous deux serait libéré le lendemain après enquête (nous sommes là tous les deux). Le matin nous avons touché du pain, du miel et du café. Le midi nous mangeâmes à l’ordinaire des soldats. L’appétit n’était pas grand après cette nuit d’inquiétude et d’insomnie. On ne savait pas ce que l’on allait faire de nous. La nouvelle des arrestations se répandit vite en ville et dès le midi nous commençâmes à recevoir des visites. Cela dura tout l’après-midi. Ce fut nos camarades étudiants. Ils s’occupèrent de nous apporter ce qui nous était nécessaire et
aussi de la nourriture. L’on fit prévenir nos parents et les beaux-parents d’André. Le soir l’ordre nous fut donné de nous tenir prêts pour 7 h le lendemain matin. Cela nous tranquillisa un peu ; cependant la nuit fut comme la précédente très pénible et nous attendîmes avec inquiétude le petit matin. A 4 h un camion s’arrêta devant le lycée. Nous eûmes l’idée très nette que nous étions bons. Puis plus rien, et à 7 h, après avoir été pris tous les deux pour nettoyer les waters et après avoir reçu les dernières visites, un car nous emmena manu militari pour la gare.
En sortant du lycée, de nombreuses personnes étaient là, parmi eux de nombreux étudiants venus pour nous et des amis de la famille. Nous les retrouvâmes en partie à la gare, car ils nous avaient suivis en voiture. Le bruit courait que nous allions à Compiègne en « camp de concentration ». Nous restâmes un long moment sur le quai à bavarder avec nos amis. Le chef de la Feldgendarmerie nous prit tous les deux à part, nous rassura, nous dit que notre cas n’était pas grave et que nous allions à Compiègne. Les soldats allemands pensaient que nous étions juifs ou communistes. Juifs, bien sûr que non.
Alors nous serions des communistes. Pour une bien bonne, c’est une bien bonne !!!
L’ordre vint que nous ne partirions que le soir à 19 h 20. Nous fûmes embarqués dans la gare des messageries dans un wagon à bestiaux. Jusqu’à 18 h le soir nous reçûmes visite sur visite et tous nous apportaient quelque chose : tabac, nourriture, et affaires diverses. Cette solidarité, cette sympathie que nous témoignèrent nos amis et, en particulier, tous nos camarades étudiants émut les soldats et les policiers allemands. Je crois que nous devions à cela de ne pas avoir un trop pénible voyage. Les derniers instants à Caen furent durs. Nous quittions notre ville ; quand y reviendrons-nous ? Et nous allions vers l’inconnu. A Lisieux nous pûmes donner un mot qui devait être remis à André, lui donnant de nos nouvelles. Nous arrivâmes aux Batignolles vers 1 h. Nous en repartions à 8 h. Nous avons passé deux ou trois heures à La Chapelle où nous nous sommes lavés et rasés. Cela faisait du bien après trois nuits d’insomnie, de fatigue et d’angoisse, on peut le dire. A La Chapelle, Desy, prévenue, vint nous voir.
Cela nous fit grand plaisir. Enfin après des manœuvres et un long voyage nous arrivâmes en gare de Compiègne à 19 h. Là nous pûmes faire prévenir à Caen que nous étions arrivés à Compiègne. La marche, qui prit une heure pour aller au camp, fut pénible car nous étions chargés comme des bourriques. Nous avons traversé la ville sous les regards pleins de tristesse de la population. A
l’hôpital on nous a donné de l’eau à boire.
Nous franchîmes la porte du camp. Quand la franchirons-nous dans l’autre sens ?… Nous passâmes la nuit au camp juif puis le dimanche après-midi nous sommes passés au bureau. Ces officiers ont été surpris de voir que nous n’étions pas communistes et nous ont dit de faire une demande de libération au commandant du camp. Nous sommes passé les 9 (corrigé au crayon : 10) « aryens » caennais restants dans le camp français des détenus politiques. Nous avons touché une couverture, un quart, une cuiller, une fourchette frayé au crayon), une assiette. Nous étions donc arrivés à destination, tout au moins jusqu’à présent.
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- Note 1 : La grande majorité des déportés calvadosiens du convoi du 6 juillet 1942 sont arrêtés entre le 1er et le 2 mai, puis
regroupés à partir du 3 mai au « petit lycée » de Caen. Toutefois, il y eut des arrestations le 4 mai (8 cheminots), le 7 mai (René Musset, doyen de la faculté des lettres, Emmanuel Desbiot professeur d’Anglais, les 2 frères Colin « en l’absence de leur père ancien directeur de l’Ecole Primaire Supérieure de Caen »), et un employé à la maire de Caen, le 8 mai (cinq de Dives Juifs et sympathisants communistes) et le 9 mai (7 de Saint-Pierre-sur-Dives et Honfleur et 2 postiers). Les deux jeunes frères Colin n’ont pas compris les raisons de leur arrestation comme « otages ». On sait par une des listes d’arrestation de la Préfecture du Calvados qu’ils ont été arrêtés « en l’absence » de leur père (d’ailleurs nullement caché) dont les sentiments anti-allemands étaient bien connus, et qui avait organisé avec le professeur Desbiot une manifestation silencieuse le 11 novembre 1941 devant le monument aux morts. Les allemands voulaient donc des notables Caennais comme otages. Par ailleurs les deux frères avaient également participé à la manifestation du 11 novembre 1941. Jugés en flagrant délit par le Tribunal de simple police de Caen, Lucien et Marcel Colin sont aussitôt relâchés.
Mais ils ont été fichés. - Note 2 : GFP Geheime Feldpolizei (police secrète de campagne), sous les ordres du commandement militaire en France.
- Note 1 : La grande majorité des déportés calvadosiens du convoi du 6 juillet 1942 sont arrêtés entre le 1er et le 2 mai, puis
Sources :
- Photocopie du manuscrit de Lucien Colin, confié par son frère cadet Jean-Claude. On peut lire l’intégralité de ce journal dans « Cahiers de mémoires – les déportés du Calvados », édité par le conseil général du Calvados (Archives départementales) transmis par André, leur frère aîné.
- Listes d’arrestations opérées après le 3 mai 1942. Préfecture de police du Calvados (document CDJC).
Notices biographiques de Lucien
Colin et Marcel Colin dans le site
- Lire également deux autres témoignages de déportés calvadosiens du convoi : Calvados
- les arrestations des 1er juillet 1941 et 1er mai 1942et :L’arrestation de Marcel Cimier à Caen
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