Lettre d’Eugène Garnier à la veuve de Marcel, Louis Le Fèvre
Marcel, Louis LE FEVRE, né à Levallois en 1895 était le secrétaire de la cellule communiste de Saint-Rémy-sur-Avre (Eure-et-Loir). Arrêté le 3 juillet 1941, emprisonné à Chartres pendant un mois, il est transféré au camp allemand de Compiègne. Eugène Garnier l’y a connu et l’a retrouvé à Auschwitz. En 1965, il répond à un courrier de sa veuve qui veut connaître les circonstances de la mort de son mari.
Flers le 5 février 1965.
« Chère madame (…). Je suis un des rares rescapé de cet enfer maudit. J’ai très bien
connu votre cher mari, notre bon et si sympathique camarade Louis dont j’ai gardé un inoubliable souvenir. Ce fut un vrai bon copain tant à Compiègne qu’à Auschwitz. J’ai eu le triste privilège d’assister à ses tous derniers moments et je lui ai fermé les yeux sur son triste lit de mort. Dans la première quinzaine de décembre 42, j’ai dû rentrer au « Krankenbau » lieu sinistre qui veut dire en français « maison du malade ». J’avais les jambes pleines de furoncles et ne pouvais me tenir sur mes jambes.
Ce repos me fut salutaire malgré tout, mais la nourriture y étant encore plus rationnée qu’au camp, je me voyais maigrir à vue d’œil. C’est pourquoi dès que mes plaies ont commencé à se cicatriser, j’ai fait l’impossible pour quitter au plus vite cet antichambre de la mort. Au cours de ce séjour, j’ai retrouvé plusieurs camarades hospitalisés, notamment
le grand Louis Le Fèvre qui s’affaiblissait de jour en jour. Deux jours avant que je quitte le Krankenbau, il s’est éteint dans mes bras comme une chandelle qui vient de se consumer. Ses dernières paroles que j’ai pu recueillir sont à peu près ceci : « Je suis foutu Gégène, mais tu sais que nos bourreaux le seront aussi bientôt. Si vous rentrez les uns et les autres, vengez nous si vous en avez la force ».
Un quart d’heure plus tard je lui fermais ses grands yeux. Et avant cela, il me fit comprendre qu’il n’avait pas mangé son pain, et qu’il ne fallait pas le laisser perdre.
Je m’excuse Madame de vous rappeler ces tristes moments, mais puisque vous en avez manifesté le désir, je vous aurais dit la stricte vérité.
Comme beaucoup de déportés de cette période, il est mort de dysenterie chronique, ce que les SS appelaient « Durchfall » et tous les pauvres gens qui en étaient affectés se vidaient littéralement. C’étaient des loques humaines n’ayant plus que la peau sur les os. Certains médecins rescapés ont fait beaucoup de rapprochement avec le typhus et appelaient
communément cette maladie le typhus intestinal.
Chère madame, votre mari et beaucoup de nos disparus nous ont demandé de venger leur mémoire.
Je crois pour ma part que depuis 20 ans déjà avec tous nos rescapés et en premier lieu avec ceux de notre FNDIRP, nous avons fait tout ce que nous devions faire pour expliquer le sinistre génocide de nos bourreaux d’hier et que certains voudraient absoudre, au point d’en faire des amis.
Jusqu’à mon dernier souffle, soyez assurée Madame que je ferai l’impossible pour qu’il n’y ait plus jamais d’Auschwitz, plus jamais de fascisme et de nazisme (…).
Document : in Dossier d’Eugène Garnier remis par Jeanne Garnier à Roger Arnould, qui me l’a transmis.
Claudine Cardon-Hamet.