René Aondetto : l’arrestation à la S.N.A.C. Billancourt. Poissy, Voves.
Témoignage manuscrit du 6 juin 1975, par René Aondetto sur un petit cahier format 17 x 22.
« J’ai été arrêté le 11 août 1941 sur les lieux du travail, dans l’usine de fabrication aéronautique S.N.A.C, 167, rue de Silly, à Billancourt dans laquelle j’étais employé en qualité d’ajusteur outilleur depuis le 30 décembre 1938.
Un planton des bureaux vint me trouver à l’atelier d’outillage vers 9 heures et me dit “on vous demande à la direction”. Je le suivis très perplexe. Arrivé dans les locaux de la direction dans un couloir, il frappe à une porte, qui s’ouvrit aussitôt. J’entrais, mais à la place d’un membre de la direction c’étaient 2 inspecteurs en civil qui me reçurent (1). L’un d’eux referma la porte aussitôt et se tint devant l’autre, brandissant un papier sur lequel il y avait une liste de noms. Il me dit : “tu es fait ta femme et l’enfant sont au commissariat de Charonne, tu n’as plus qu’a parler si tu veux qu’on les relâche !”
Le coup a été dur : je croyais vraiment avoir pris toutes mes précautions depuis l’Occupation, et je demeurais à l’autre bout de Paris dans le 20e arrondissement, au 74, rue Saint Blaise.
Mon activité publique de militant syndical politique et antifasciste s’étaient déroulés dans le 14e arrondissement porte Didot, boulevard Brune et à l’usine Hispano-Brune dans laquelle j’avais été délégué de l’atelier d’outillage, avec mon ami Frédéric Serazin qui s’était marié avec France Bloch et avec lequel j’avais été représentant de la 14e section du PCF au congrès d’Arles en décembre 1937 (avec nous étaient évidemment les élus communistes du 14e arrondissement, c’est-à-dire Ambroise Croizat, Léon Mauvais, Marcel Paul, Raymond Losserand). J’avais été licencié illégalement avec intervention de la police de chez Hispano-Suiza usine Brune le 10 décembre 1938, et j’avais retrouvé du travail à Billancourt, grâce à Roger Patinot (2), un camarade de chez Hispano, ancien délégué, qui était devenu permanent du syndicat des métaux en qualité de secrétaire de la section locale des métaux de Boulogne-Billancourt.
L’inspecteur me montra la liste avec les noms et me dit “tu les connais ceux-là ?” : je jetais un coup d’œil sur cette liste et je m’aperçus qu’il s’agissait d’une partie des ouvriers de mon atelier, parmi lesquels certains étaient à cette époque plutôt collaborateurs. Cela me rassura et la réponse était facile “bien sûr ils travaillent tous avec moi”. Mais lorsqu’il sortit un paquet de tracts que je n’avais pas emmené ce matin-là car étant en retard je n’avais pas eu le temps d’en faire la répartition avec Vigneron et Bonin des responsables du LMT avec lesquels j’étais en liaison et 2 autres camarades de mon usine, qui constituaient avec moi le premier triangle de la SNAC, je reçus donc un choc. Ma tête travaillait très vite. Ils avaient bien été chez moi ! Et dans mon porte-monnaie sur moi, j’avais des papillons gommés intitulés “Métallos à l’action” et “Battons-nous pour le salut du peuple de France”. Au vestiaire j’avais dans mon armoire 2 carnets de souscription en faveur de l’union des syndicats (Eugène Henaff et André Tollet).
Dans le paquet de tracts que m’avait remis le camarade Clément Toulza (3) le vendredi 8 août 1941 lors d’un rendez-vous le soir place de la Nation, il y n’avait cette semaine lâ rien contre le gouvernement de Vichy.
Par contre il y avait parmi divers tracts certains écrits en langue allemande destinés aux soldats des troupes d’occupation (il y avait en effet deux postes de garde avec des soldats allemands dans l’usine) et j’avais tout lieu de craindre qu’après leur interrogatoire je serais livré aux nazis.
Il y avait ma femme et mon fils de 3 ans et demi et le gros, gros problème : la problème la provenance du matériel !
Ils m’interrogèrent jusqu’à 12h00 dans ce bureau. Ils profitèrent de l’heure du déjeuner pendant laquelle tout le personnel était au réfectoire situé dans une autre rue pour me faire sortir de l’usine. Evidemment nous passâmes par le vestiaire ! En métro ils m’emmenèrent à la Cité. Je n’avais pu tenter de m’enfuir à cause de ma femme et de mon fils. Ils me firent monter dans un des derniers étages du bâtiment de la police de la caserne de la Cité en présence d’un commissaire, d’une dactylo et des 2 inspecteurs qui m’avaient arrêté. L’interrogatoire se poursuivit : que savaient-ils à mon sujet sur mon passé ? J’étais à cette époque responsable à la SNAC, de la diffusion des tracts appelant à la Résistance et à l’organisation des groupes clandestins, depuis mai 1941. J’étais passé sous le contrôle du Front national et avec mon camarade Clément Toulza – dont je connaissais le nom parce qu’il avait travaillé avec moi avant l’exode – et assurait maintenant à l’extérieur de l’usine la liaison avec la direction du Front national, nous étudiions et mettions au point les méthodes de sabotage pour nuire à la fabrication de l’avion allemand le Siebels (4).
connaissaient ils mes responsabilités actuelles ? Les sévices physiques qui ne furent pas poussés à l’extrême, me laissèrent indifférents, mais la torture morale était très pénible : « Si tu ne parles pas, ta femme va aller à la Roquette et ton gosse à l’Assistance publique ! ». Cela durera toute la soirée du 11 août et toute la nuit du 11 au 12. Très poli avec eux j’essayais de mon côté de déceler ce qu’ils pouvaient savoir. J’avais échafaudé une histoire dont je ne démordrai pas et je ne me suis jamais coupé ! « Oui j’étais un ancien délégué de chez Hispano Brune. Les ouvriers de cette usine me connaissaient tous, tandis que moi je ne les connaissais pas tous ! Un matin de la semaine précédente un cycliste à l’entrée de l’usine m’avait accosté et me rappela qu’il avait travaillé chez Hispano Brune. Il cherchait du travail et me demanda s’il y avait des chances d’être embauché à la SNAC. Je lui avais répondu que je ne pouvais le renseigner ce sujet. Mais avant de me quitter il m’avait remis ce paquet de tracts, que machinalement j’avais gardé et que j’avais ramené chez moi – ayant constaté que certains de ces tracts étaient écrits en langue allemande. En effet je les avais conservés voulant les traduire, car j’apprenais l’allemand. Les inspecteurs avaient d’ailleurs trouvé sur moi la méthode « Assimil » et il était exact que durant le parcours qui durait près d’une heure de Billancourt à la porte de Montreuil, j’étudiais la langue allemande. Et évidemment je ne connaissais ni le nom ni l’adresse de cet ouvrier qui m’avait ainsi accosté ». Je ne me contredis jamais et consentis à reconnaître que j’avais été membre du Parti communiste français de 1937 jusqu’à mon départ aux armées le 26 août 1939, affirmant que depuis je ne l’étais plus, d’autant qu’il n’existait plus ! Ils ne savait encore rien de mon passé, je m’en aperçus, mais je considérais que si je leur cachais tout – étant convaincu qu’ils allaient l’apprendre inévitablement (entre parenthèses les billets de chemin de fer pour Arles ou avait eu le congrès du Parti étaient nominatifs je l’avais remarqué) et en remontant la filière ils iraient dans le 14è arrondissement chez Hispano-Suiza usine Brune et mieux valait pour moi cette attitude qui allait peut-être me permettre de m’en sortir sans révéler mes liaisons actuelles ce qui aurait été une catastrophe pour l’organisation et pour moi-même.
Après ces constatations j’ai toujours considéré que j’avais été dénoncé, puisqu’ils avaient été à mon domicile à 7 heures le matin dès mon départ, avant de m’appréhender. Le lendemain 12 août, ils partirent en chasse et plusieurs fois dans la journée vinrent m’interroger à nouveau. Toutes leurs manœuvres furent vaines, je ne me coupais pas ! Dans la soirée à ma grande surprise ils revinrent avec ma femme et mon petit garçon. Ils les avaient libérés, et voulaient me le prouver, car ceux-ci repartirent seuls. Quant à moi, ils me conduisirent au Dépôt.
Qu’allaient-ils faire des tracts adressés à la troupe allemande ? Comment cela allait se passer pour moi ?
Je crois qu’il faut considérer l’atmosphère qui régnait à ce temps-là à Paris après l’attaque des troupes hitlériennes contre l’URSS.
Un mois et demi après cette attaque, ces Messieurs étaient craintifs et ils se comportèrent durant un ou 2 mois en conséquence.
Ils ne savaient pas de quoi serait fait le lendemain. Trois mois plus tard il n’en aurait pas été de même.
Le 13 août ce sera le service de de l’anthropométrie dans la fameuse tour de la Conciergerie. Le soir je serais conduit à la Santé, ayant refusé tout avocat.
Puis le 14 août 1941 après 12h00 j’étais traduit devant la 14è chambre correctionnelle de la Seine, devant laquelle j’assurais seule ma défense. Je fus condamné à 6 mois de prison et 50 francs d’amende pour propagation des mots d’ordre de la 3è Internationale, délit puni par les articles du décret du 26 septembre 1939. C’était faux, mais c’était un succès et cela seul m’importait et je n’ai jamais fait appel.
Il n’en reste pas moins que pour moi mon arrestation était un échec.
J’ai su depuis que j’avais évité de peu le « Tribunal spécial », car Pucheux qui était directement aux ordres de l’occupant ne pouvait pas être sensible aux événements du moment, comme certains policiers subalternes.
Je restais une semaine à la Santé, puis je fus conduit le 21 ou le 22 à Fresnes, où je restais 2 jours. Puis je fus transféré à Poissy, d’où je devais être libéré le 6 février 1942 à l’expiration de ma peine de prison.
En décembre 1941 parce que j’avais dit à un gardien chef que l’on appelait « la Vache Blanche » que je n’étais pas un Droit commun mais un Patriote, j’eus droit à un mois et de Mitard – ce qui est très éprouvant et j’en suis sorti très affaibli le 8 janvier 1942.
Mais le 6 février 1942 je ne fus pas libéré, et je rejoignis un groupe d’une quinzaine de camarades qui étaient détenus administratifs. Le régime était adouci. Une semaine plus tard nous étions transférés, enchaînés avec les Gardes mobiles dans leurs fameux cars de l’époque, avec traction avant et motards, pour assurer le transport sans arrêt jusqu’à la grande salle du Dépôt à Paris.
Nous devions avec beaucoup d’autres camarades rester 2 mois dans cette salle dans laquelle j’ai eu le plaisir de pouvoir parler une dernière fois avec Jacques Solomon et Georges Politzer (notes 5 et 6), qui avaient été mes professeurs à l’Université ouvrière.
Mon camarade Charles Désirat doit se souvenir de leurs visites dans cette grande salle du Dépôt.
Vers le 13 avril 1942 quatre-vingts détenus environ furent emmenés à Voves Parmi eux je me souviens de Charles Désirat et Henri Kesterman qui devaient s’évader avec Georges Cogniot et les 16 autres camarades de Royallieu-Compiègne, le 22 juin 42. Il y avait aussi le boxeur « Kid Marcel », qui devait s’appeler Lamboley si mes souvenirs sont bons, et qui mourra à Birkenau.
A Voves, j’eus le plaisir d’avoir droit à la visite durant une journée entière de ma mère, ma femme et mon fils à l’occasion du 1er mai 1942.
Nous vîmes arriver ceux de Châteaubriant et j’eus la grande joie de revoir mon camarade et ami Frédo Sarrazin, qui sera assassiné plus tard par la Milice.
Mais quelques jours plus tard le 4 ou 5 mai – au petit jour – les nazis arrivèrent en camion. Je fus leur premier appelé à cause de l’orthographe de mon nom.
80 détenus furent rappelés, presque tous ceux venant de la grande salle du Dépôt, cela nous fit un drôle d’effet. Était-ce pour la Carrière ? Lorsque notre colonne s’ébranla sur la route tous les détenus qui restaient à Voves étaient derrière les barbelés et chantaient « La Marseillaise ». Nous fûmes conduits à la gare de Voves et dans des wagons de voyageurs avec la Feldgendarmerie, nous partîmes vers une destination inconnue.
Le train contourna la région parisienne en empruntant la voie de la Grande ceinture. Nous passâmes la nuit sur une voie de garage à La Courneuve.
Le lendemain 5 ou 6 mai 1942, nous arrivions à Compiègne.
Ce n’avait pas été la carrière, mais le 6 juillet ce sera le départ de ce qu’on appelle aujourd’hui le convoi des « 45 000 » d’Auschwitz et l’hécatombe ne sera pas de quatre-vingts seulement, puisqu’environ 13 mois après notre arrivée dans ce camp d’extermination en 1942, nous aurons l’occasion de nous compter au fameux et inquiétant Block 11 : nous restions 136 sur 1170 au départ !
- Note 1 : René Aondetto apprit leur noms en 1958, lors de ses démarches pour être reconnu « Déporté Résistant ». Son avocat, Maître Mirande-Laval, eut en effet accès aux procès verbaux de police, ainsi que tous les documents saisis à son domicile, sous scellés au Tribunal de la Seine. Ces deux inspecteurs se nommaient Helbois et Lozinguez. Le premier, sous les ordres du commissaire Labaume, était l’un des inspecteurs des RG qui avaient arrêté « ceux de la Sanders ».
Note 2 : René Aondetto retrouvera Roger Parinot à la Libération. Il sera directeur de la clinique des Bleuets et par la suite administrateur CGT de la Sécurité sociale. - Note 3 : Clément Toulza, ajusteur-monteur, militant CGTU, communiste, fusillé comme otage le 31 mars 1942 au Mont-Valérien.
- Note 4 : Le Siebel 204 était un avion léger bimoteur allemand pour le transport de fret et de passagers, mis en service en 1941.
- Note 5: Jacques Solomon, physicien, communiste, fusillé par les nazis le 23 mai 1942 au Mont-Valérien à Suresnes.
- Note 6 : Georges Politzer : philosophe, communiste, fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien,
Sources : Photos SNAC, Centre d’Archives d’architecture contemporaine / Archiwebture