Extrait du journal de Marcel Cimier, écrit après son retour des camps
Récit dactylographié « Les incompris », écrit dans les années 1960 par Marcel Cimier (pages 3 à 10).
« Vers le 22 ou 23 avril 1942, survint le premier déraillement d’un train de permissionnaires allemands, je crois que le nombre de victimes fut de trente morts et d’une soixantaine de blessés.
Ce déraillement avait été occasionné par sabotage : en effet, à 10 km de Caen sur la ligne Paris-Cherbourg, un rail dans toute sa longueur avait été déboulonné et enlevé : aussi les Allemands furieux avertirent la population caennaise que si pareil accident se renouvelait, les sanctions seraient plus terribles que pour ce premier (…). Un matin, c’était le 1er mai 1942, j’allais à vélo jusque chez monsieur Marie, mon patron, chez lui j’avais une course urgente à faire : sur mon parcours je voyais ambulances sur ambulances monter la rue de Falaise, prendre le boulevard Leroy pour gagner la route de Paris : aussi, arrivé chez mon patron, je lui fis part de ce que je venais de voir, mais il était déjà au courant de ce qui s’était produit, c’est-à-dire qu’un deuxième déraillement venait d’avoir
lieu à la même place et le même rail avait encore été enlevé, le nombre de victimes était plus considérable que dans le premier et cela ne me fit pas pleurer, je vous l’assure, si bien que madame Marie intervenant m’en fit le reproche en me disant : « Oui c’est très joli tout cela, mais supposez qu’ils vous prennent comme otage et que vous soyez fusillé ! » Je lui répondis que ce ne serait qu’un petit malheur. Elle ne pouvait mieux dire. J’étais couché depuis une heure à peine, une alerte venait de se terminer, il était onze heures et demie du soir, lorsque j’entendis frapper fortement à ma porte. Ma femme inquiète me dit : « Va voir« . Mascotte, une superbe groenendael, était à l’affût, prête à bondir sur le premier qui allait pénétrer ; aussi, après l’avoir solidement prise à son collier, j’ouvris. Aussitôt un agent suivi d’un deuxième firent irruption dans la pièce et me demandèrent sur un ton peu aimable : – C’est toi Cimier ? – Moi-même, leur répondis-je. Et après avoir mis ma chienne en sûreté, je m’habillais car j’avais compris, surtout lorsque je vis derrière la porte restée entrouverte se tenait une sentinelle allemande, baïonnette au canon.
Ma femme voulait savoir. Elle aussi commençait à comprendre, aussi les agents passèrent-ils dans la chambre et lui dirent que le grand patron voulait avoir un petit renseignement de ma part et que dans un quart d’heure, je serais de retour, mais ils ne la méprirent pas, car on ne venait pas à pareille heure chercher des gens pour de simples bagatelles. Aussi, après avoir embrassé mes trois enfants dont la plus jeune n’avait que trois mois et demi, je m’approchais de ma femme et je lui dis de faire bien attention aux enfants et d’avoir confiance et courage. Elle avait le visage inondé de larmes et ne voulait pas me lâcher la main qu’elle m’avait prise. Ce fut pour moi le moment le plus dur de ma vie, c’est sur cette vision que plus tard dans les bagnes nazis je fis cette chanson : Oh ! que de rêves insensés. Que je subis ici chérie. Ne retrouverai-je que ruines. De mes amours, de mes pensées. Je revois mon logis Comme je l’ai quitté. Ma femme, mes enfants Tous pleurant. Je te vois, toi chérie Dans notre grand lit Me serrer la main et gémir. Mes pensées sont ici, toutes concentrées. Dans cette vision de 1er mai. Pour vous seuls mes amours. J’écris ce sombre jour. La réalité du passé.
Je me suis donc mis à leur disposition, et à pied, ils m’emmenèrent au central de police. Là étaient déjà des camarades de connaissance politique (1) et même de non politique, mais qui avaient commis la faute d’être Juifs, ceux-ci étaient les plus accablés. Je vis mon commissaire de police qui me salua ironiquement lorsque je lui demandai si c’était pour la fusillade.
Il me dit d’un air où tout doute était impossible : « Tu n’es pas un gosse ! « .
Je pris congé de lui, c’est-à-dire que je me mis à l’écart, puis je parlais au père de mon camarade Roger Bastion (2), qui venait d’être arrêté à la place de ce dernier. Quand tout à coup, quelle surprise, mon neveu Roger Pourvendier faisait son entrée lui aussi, encadré par deux agents. M’apercevant, il vient à moi en me disant : « Ah ! Mon pauvre, c’est à n’y rien comprendre, je crois qu’on est pris et bien pris, qu’en penses-tu ? » Je lui répondis : « Il faut s’attendre au pire, car on doit en arrêter quatre-vingts et cela est un mauvais chiffre« . Il ne me répondit pas, son silence valait mieux que des paroles. Notre discussion fut interrompue par une scène des plus odieuses. En effet, le docteur Pecker, qui venait d’être arrêté comme nous, ayant aperçu le chef de la Sûreté, monsieur Chate, alla vivement lui demander pourquoi on l’avait arrêté ; mais il ne put poursuivre longtemps ses récriminations, car d’un geste brusque qui souffleta la joue du docteur, il le bouscula en lui disant : « Sale juif, je vous aurai tous« . Et s’adressant à nous, il nous dit : « Vous aussi sales communistes, demain la ville de Caen sera bien débarrassée de vos sales g… « . « Avec cela mon neveu et moi avions compris. Nous passâmes tous à l’identité. Lorsqu’arriva mon tour, ayant oublié mes papiers, je dis au secrétaire : « Mais je pourrais aller les chercher« . Il me répond : « Je m’en remets à votre parole« . Aussi je ne puis m’empêcher de lui dire : « C’est bien la première fois que vota ne la mettez pas en doute« . Il est vrai que j’étais connu de beaucoup d’agents, ma vie politique n’avait pas été sans accrocs, bien des fois ces braves agents – que je pardonne car ils n’étaient que de pauvres comparses n’obéissant qu’aveuglément à des lois – m’arrêtaient soit à la sortie d’une réunion ou de collage d’affiches sur un mur soi-disant interdit à tout collage. Mais nous n’avions rien à dire, et, en plus on vous administrait un bon « passage à tabac ». « Puis lorsque tout le monde fut passé à l’identité, les agents
nous mirent les menottes et nous dirigèrent quatre par quatre en traction avant à la centrale de Beaulieu. Là nous fûmes enfermés dans les cellules du sous-sol, appelées « mitard ». Auparavant, on nous avait prélevé tout, montre, bijoux, portefeuille, tabac. etc. »
Le lendemain vers onze heures du matin, on nous fit monter dans d’autres cellules, où Ià enfin je pus respirer un peu d’air pur par les barreaux de la petite fenêtre demeurée ouverte, il faisait un temps superbe, je regardais le soleil, j’étais jaloux de lui qui allait vivre son éternité et moi, peut-être ce soir, demain allait être rayé du nombre des vivants. Dans ma cellule nous étions quatre, j’étais avec trois juifs français, le docteur Pecker que je connaissais depuis longue date, un fleuriste de la rue St Jean et dont je ne me souviens plus du nom(3) et un contrôleur des indirects nommé Doktor (4), lui, avait bon moral mais le perdit par la suite au camp d’extermination d’Auschwitz où il se suicida en se jetant par la fenêtre d’un troisième étage quinze jours après notre arrivée. Enfin le dimanche midi, on reçut chacun de quoi faire une cigarette et notre repas sommaire composé de topinambours non épluchés, on reçu un verre de vin rouge, les camarades pensèrent que le rhum étant rare, ils l’avaient remplacé par le vin. Vers les quatre heures de l’après-midi, nos geôliers nous ouvrirent les portes de nos cellules en nous criant « Vous êtes libres ». Malheureusement il n’en était rien, car, après être descendus un par un, et que l’on eut à nouveau pris notre état de famille, deux cars nous attendaient dans la cour avec des agents. Lors
que nous fumes tous installés dans les cars, la première porte s’ouvrit, puis la deuxième démasquant la rue, et une cinquantaine de personnes se pressaient pour nous voir passer, personne d’entre nous ne disait mot, tous comprenaient que le stand de tir du 434ed’artillerie n’était pas loin. Arrivés dans le centre de la ville près du palais de justice, je profitais d’un embouteillage pour griffonner un mot que je fis expédier par un garçon à vélo, à l’adresse de ma femme. Je l’avais conçu ainsi « Je t’envoie mon dernier adieu, je suis très courageux, sois de même et fais bien attention aux enfants ».
Mon neveu en avait profité lui aussi pour écrire au verso un mot d’adieu pour ma nièce (sa femme) et sa petite Monique.
Les cars reprenant leur route pénétrèrent au Lycée Malherbe et des soldats allemands nous attendaient avec mitrailleuses et mitraillettes. Aussitôt, sur un ton autoritaire, ils nous firent descendre des voitures, où un interprète Allemand nous dit en parfait français « Si quelqu’un d’entre vous cherche à fuir, il sera fusillé sur le champ et après nous avoir mis un par un, nous entrâmes dans le lycée, où nous fûmes entassés vingt par vingt dans des petites pièces du deuxième étage, une sentinelle allemande, baïonnette au canon en interdisait la sortie. Une heure après, une table et une chaise furent amenées et l’interrogatoire commença, et ce ne fut qu’à ce moment là lorsque nous pénétrâmes dans le lycée, que nous fûmes mis entre les mains des autorités allemandes.
J’accuse de complicité le commissaire de police du Central qui, lorsque les pauvres femmes qui ne savaient pas depuis trois jours ce qu’était devenu le fils ou le mari, ce commissaire de police ainsi que le directeur de la prison de Beaulieu, n’ont rien fait dans ce sens pour rassurer les familles.
Nous déclinâmes à nouveau notre situation de famille et sur un ton plein de menaces, l’interrogatoire commença. Lorsque mon tour arriva, Il me demanda ce que je connaissais de l’accident « Réfléchissez bien, votre vie est en jeu et surtout n’omettez rien qui puisse être pour nous une piste. Pensez à vos camarades ».
D’une voix calme, je lui répondis que je ne connaissais rien et à franchement parler, je me pouvais dire le contraire, j’étais complètement ignorant de cette affaire. Sur le moment, ma réponse ne paru pas lui plaire, mais prenant un visage souriant, il me dit « je m’en doutais ». Me renvoyant à ma place, il passa au tour d’un autre. l’interrogatoire se poursuivit tard dans la nuit, puis vers une heure, l’interprète allemand prit congé de nous, puis revint dix minutes plus tard nous annoncer que nous avions jusqu’à quatre heures pour réfléchir et donner le nom ou les noms des coupables. Passée cette heure, l’irréparable serait accompli puis s’en alla. Nous nous allongeâmes tous sur le plancher afin de détendre nos nerfs mis à rude épreuve depuis trois Jours et je m’endormis. Un bruit de pas me tira de mon sommeil, je ne levais, tous mes camarades étaient déjà debout semblant attendre quelque chose, je demandais l’heure, il était quatre heures. L’instant était arrivé, au même moment, la sentinelle « présenta arme » et un officier Allemand se présenta dans l’encadrement de la porte, portant un pli qu’il déplia devant nous. Puis après avoir recommandé le silence (chose inutile, car on aurait entendu une mouche voler) et avoir promené son regard autour de la salle, il lut « Le commandant de la place de Caen Ester, vient de vous gracier de la peine de mort et condamne celle-ci à la déportation ». Vous pouvez le remercier nous dit-il, puis il se retira. Un grand soupir s’échappa de toutes les poitrines, car tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Une heure après, on nous apporta du café bien chaud et en même temps, nous avions l’autorisation d’écrire et de faire venir nos parents, nos femmes et enfants, car nous devions partir le soir.
Avec quel plaisir je revis ma femme qui était accourue dans les premières avec les enfants. Je descendis dans la cour où je pus conter mes heures d’angoisses passées depuis trois jours, mais il fallu se quitter et je la regardais partir avec ses trois enfants (dont ma dernière n’avait que trois mois et demis) me disant, quand la reverrai-je ? Quelles souffrances endurera-t-elle jusqu’à mon retour ? Si je reviens un jour ! Puis ce fut le départ en camion jusqu’à la gare de la Petite vitesse, là, deux wagons à bestiaux nous attendaient où nous fumes parqués au nombre de quarante cinq à cinquante (car il faut dire qu’après avoir été graciés, une vingtaine d’autres personnes furent arrêtées et joint à nous).
Puis les portes furent fermées et des fils de fer barbelés condamnaient les lucarnes, et ce fut le départ vers l’inconnu, car nous ne savions pas où nous allions. Ce n’est qu’à mi-chemin que nous sûmes que nous allions être dirigés sur le camp d’otages de Compiègne. Tard dans la soirée, nous débarquions à la gare où nous fûmes acheminés à pied sur le camp de Royallieu ».
- Note 1 : Des communistes comme lui
- Note 2 : Lui aussi membre du Parti communiste. Son fils Roger Bastion est né le 30 juillet 1913 à Châteaubriant, forgeron-ajusteur. Secrétaire régional du Parti communiste du Calvados, il fut arrêté par la police judiciaire de Paris le 18 février 1942 en gare de Cherbourg, dans le cadre de l’affaire Pican-Cadras, en même temps que plusieurs autres dirigeants communistes clandestins de Basse-Normandie. Il est fusillé comme otage le 21 septembre 1942 au Mont-Valérien (biographie complète dans Le Maitron, dictionnaire du mouvement ouvrier).
- Note 3 : il s’agit d’Armand Bernheim
- Note 4 : Voir sa biographie : Jean Doktor
Lire dans le site : Le double déraillement de Moult-Argences et les otages du Calvados (avril-mai 1942) et la note du Préfet de Police de Paris à propos du sabotage de Moult-Argences : Collaboration de la Police français (note du Préfet de police, François Bard).
Lire également dans ce site : 7 mai 1942 à Caen : l’arrestation des frères Colin
Lire également dans ce blog le récit d’Emmanuel Michel : Calvados : les arrestations des 1er juillet 1941 et 1er mai 1942 Transcription © Pierre Cardon
En cas d’utilisation ou publication de ce témoignage, prière de citer : « Témoignage publié dans « Déportés politiques à Auschwitz : le convoi dit des 45.000 » https://deportes-politiques-auschwitz.fr
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