Matricule « 45 682 » à Auschwitz

Yves Jahan in Livre d’Or de l’Enseignement public du Loir-et-Cher
Yves Jahan, le 8 juillet 1942 à Auschwitz
Yves Jahan : né en 1908 à Mont-de-Marsan (Landes) ; domicilié Paris 5ème et Compiègne ; professeur de lettres ; communiste ; arrêté le 9 juillet 1941 ; interné à Compiègne ; déporté le 6 juillet 1942 à Auschwitz où il meurt le 18 septembre 1942.

Yves, Noël, Jahan est né le 30 décembre 1908 à Mont-de-Marsan (Landes). il habite au 71, rue du cardinal Lemoine à Paris 5è, mais également à Compiègne (Oise), au moment de son arrestation. Il est le fils de Marie, Louise, Hélène, Perrine Delepine, professeur à l’Ecole normale d’institutrices de Mont-de-Marsan et de François,  Xavier, Marie, 34 ans, inspecteur de l’enseignement primaire. Il fait ses études au lycée de Mont-de-Marsan. Après le baccalauréat, il passe en Sorbonne une licence ès lettres et un diplôme d’études supérieures.
Le 29 août 1931, à Paris 14è , il épouse Paula, Jeanne, Marie Malval. Il est alors étudiant en lettres et a 22 ans. Il est domicilié à Saint Briac (Ille et Vilaine) et réside au 5, boulevard Jourdan à Paris 14è. Paula Malval est étudiante, âgée de 26 ans, née le 1er février 1905 à Saint-Pierre (Ile de la réunion) et domiciliée au 21, boulevard Jourdan à Paris 14è. Ces deux adresses dans le quatorzième arrondissement correspondent aux bâtiments hommes et femmes de la prestigieuse Cité Internationale construite entre 1925 et 1938, née de « la conjugaison de préoccupations hygiénistes et pacifistes au sortir de la Grande Guerre » de philanthropes. Nous ignorons dans quelles conditions il y sont résidents.
Yves Jahan est nommé professeur de Lettres délégué, affecté au Lycée du Havre en 1931, puis il est titularisé au collège de Boulogne-sur-Mer.
Le couple aura deux filles.
En 1936, Yves Jahan est affecté au collège de Blois, sur le poste de M. Laurens, devenu député. « C’était là, pour ce jeune professeur une succession difficile : elle suscita parmi ses collègues des craintes naturelles mais non fondées : très cultivé, pédagogue et adoré de ses élèves, il s’affirma comme un maître d’heureuse influence et d’exceptionnelle valeur. Sa classe de sixième, classe d’initiation, la plus difficile de toutes, fut une véritable « sixième nouvelle ». Sans punir, grâce à son rayonnement naturel et à un enseignement aussi vivant qu’original, il obtint d’étonnants résultats. » (in : Livre d’or de l’enseignement public du Loir-et-Cher).
Militant communiste actif et écouté, il est secrétaire de la section communiste de cette ville. Il est élu comme responsable du Parti communiste pour l’arrondissement de Blois. Son action politique publique est importante : nous avons la trace d’une prise de parole le 19 décembre 1937 lors d »un meeting du comité antifasciste du Loir-et-Cher, et le 24 janvier 1938 à une réunion de « Paix et Liberté » mettant en cause la responsabilité de l’Angleterre dans la politique de non-intervention en Espagne» (janvier 1938).
Il est candidat du Parti communiste au conseil général (canton de Blois-ouest) en octobre 1937 (il recueille 580 voix sur 3 957 suffrages exprimés).

L’Humanité du 15 janvier 1939

Militant syndical, Yves Jahan est en 1938, secrétaire départemental du syndicat CGT des professeurs de collège (il est l’un des 4 professeurs de collège du département, sur 139, qui répondent au mot d’ordre de grève national lancé par la CGT le 30 novembre 1938).
Le 15 janvier 1939, il participe à un meeting à Blois, organisé par le Comité central du Parti communiste, avec Raymond Guyot et Jean Grandel.

Le 14 juin 1940, les troupes de la Wehrmacht entrent dans Paris, vidée des deux tiers de sa population. La ville cesse d’être la capitale du pays et devient le siège du commandement militaire allemand en France. Le 22 juin, l’armistice est signé. Le 10 juillet 1940 le maréchal Pétain, investi des pleins pouvoirs par l’Assemblée nationale, s’octroie le lendemain le titre de « chef de l’Etat français » et lance la « révolution nationale » en rupture avec nombre de principes républicains (confusion des pouvoirs législatifs et exécutifs ; rejet du multipartisme, suppression des syndicats et du droit de grève, antisémitisme d’état…)

Pendant l’Occupation, Yves Jahan est déplacé d’office par l’ administration de l’Education nationale au collège de Compiègne en avril 1941, en raison de ses activités politiques, et il est l’objet d’une surveillance policière. Un rapport de police du 12 avril 1941 mentionne : « objet d’une surveillance constante. Voyages fréquents à Paris. Déclare avoir rompu avec le PC« .
Le 9 juillet 1941, la police allemande l’arrête au collège de Compiègne, dans sa classe. Dans le dossier « De Brinon » figure une note recueillie auprès du principal du collège de Blois « la police allemande dit qu’il était militant communiste à Blois avant guerre et que son dossier et l’ordre d’arrestation l’avaient suivi à Compiègne« .
De la prison de Compiègne où il ne reste que le temps des interrogatoires, il va à pieds, escorté par deux Feldgendarmen, jusqu’au camp allemand de Royallieu (le Frontstallag 122). 

Notes d’Olivier Souef (1)

Il est interné dans le Bâtiment 4/A, dont le responsable est Georges Varennes, un autre enseignant, membre de la direction du Parti communiste clandestin du camp. Il fait partie des internés qui donnent des cours à leurs camarades dans le cadre du « comité » des Loisirs.
Lire dans le site l’article : Le « Comité » du camp des politiques à Compiègne.
Le lundi, au bâtiment A1, il donne des cours de français élémentaire et de rattrapage, ainsi que de latin. Le jeudi, toujours au A1, il donne des cours de littérature française.
Yves Jahan fait de mémorables conférences sur l’Art et la littérature. « Fin, spirituel, érudit, plein d’humour, il connut des auditoires chaque jour plus nombreux« .

François Poirmeur, dans son livre « Compiègne 1939-1945 », page 114, qu’un concours de poésie eut lieu au Frontstallag 122, dont les prix furent décernés le 1er septembre 1941 par un jury composé « du professeur Jahan, de la Sorbonne et de Georges Cogniot, agrégé de l’Université, rédacteur au journal l’Humanité« .
Olivier Souëf, étudiant communiste parisien, mentionne dans ses cahiers une ses conférences sur le thème : « Poésie pas morte » (le 14 juin 1942), conférence dont André Montagne nous a dit se souvenir également (1).
Le 2 août 1942, Fernand De Brinon, (nommé le 5 novembre 1940 ambassadeur de France auprès des Allemands, puis le 17 novembre suivant « délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés » écrit au préfet de l’Oise, qui répond avoir effectué des démarches le 27 mai 1942 en faveur d’Yves Jahan auprès des autorités allemandes. 

Depuis ce camp administré par la Wehrmacht, il va être déporté à destination d’Auschwitz. Pour comprendre la politique de l’Occupant qui mène à sa déportation, on lira les deux articles du site qui exposent les raisons des internements, des fusillades et de la déportation : La politique allemande des otages (août 1941-octobre 1942) et «une déportation d’otages».

Depuis le camp de Compiègne, Yves Jahan est déporté à Auschwitz dans le convoi du 6 juillet 1942.

Cf Article du site : Les wagons de la Déportation. 

Ce convoi est composé au départ de Compiègne, de 1175 hommes (1100 « otages communistes » – jeunes communistes, anciens responsables politiques et élus du Parti communiste, syndicalistes de la CGT et délégués du personnel d’avant-guerre, militants et syndicalistes clandestins, résistants – de cinquante  « otages juifs » et de quelques « droits communs »). Il faisait partie des mesures de terreur allemandes destinées à combattre, en France, les judéo-bolcheviks responsables, aux yeux de Hitler, des actions armées organisées par le parti communiste clandestin contre des officiers et des soldats de la Wehrmacht, à partir d’août 1941. Lire dans le site le récit des deux jours du transport : Compiègne-Auschwitz : 6-8 juillet 1942. Sur les 1175 otages partis de Compiègne le 6 juillet 1942, 1170 sont présents à l’arrivée du train en gare d’Auschwitz le 8 juillet 1942. Ces derniers sont enregistrés et photographiés au Stammlager d’Auschwitz (camp souche ou camp principal, dénommé en 1943 Auschwitz-I) entre les numéros « 45157 » et « 46326 », d’où le nom de « convoi des 45000 », sous lequel les déportés du camp désignaient ce convoi. Ce matricule – qu’il doit apprendre à dire en allemand et en polonais à toute demande des Kapos et des SS – sera désormais sa seule identité.
Lire dans le site : Le KL Auschwitz-Birkenau.

A son arrivée à Auschwitz, il est immatriculé sous le numéro matricule « 45 682 ». A Birkenau, il déclare être « professeur de gymnastique » (il enseignait la grammaire et les lettres) : on sait que les déportés plus anciens conseillaient aux nouveaux arrivants de ne pas mentionner de profession « intellectuelle ».
Sa photo d’immatriculation (2) à Auschwitz a été retrouvée parmi celles que des membres de la Résistance intérieure du camp avaient camouflées pour les sauver de la destruction, ordonnée par les SS peu de temps avant l’évacuation d’Auschwitz.

Lire dans le site le récit de leur premier jour à Auschwitz : L’arrivée au camp principal, 8 juillet 1942. et 8 juillet 1942 : Tonte, désinfection, paquetage, « visite médicale ».  Après l’enregistrement, il passe la nuit au Block 13 (les 1170 déportés du convoi y sont entassés dans deux pièces). Le 9 juillet tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau, situé à 4 km du camp principal. Le 13 juillet il est interrogé sur sa profession. Les spécialistes dont les SS ont besoin pour leurs ateliers sont sélectionnés et vont retourner à Auschwitz I (approximativement la moitié du convoi. Les autres, restent à Birkenau, employés au terrassement et à la construction des Blocks.

Roger Abada s’est souvenu qu’il était malade du typhus et Auguste Monjauvis a décrit son courage lorsqu’il est conduit à la chambre à gaz.

Yves Jahan meurt à Auschwitz-Birkenau le 18 septembre 1942 selon les registres du camp (in «Death Books from Auschwitz»), dans les jours qui suivent une importante «sélection» des «inaptes au travail» destinés à être éliminés dans les chambres à gaz de Birkenau.

Son état civil établi dans les années d’après guerre et un arrêté du 7 juillet 1994 publié au JO du 17 août 1994 portant apposition de la mention « mort en déportation » portent néanmoins une autre date « mort à Auschwitz le 20 octobre 1942 à Birkenau ». Dans les années d’après-guerre, l’état civil français n’ayant pas eu accès aux archives d’Auschwitz emportées par les armées soviétiques a fixé celle-ci à cette date sur le témoignage avancé par deux de ses compagnons de déportation (Pierre Monjault « 45909 » et Lucien Tourte « 46153 »).

Tous les survivants du convoi ont parlé avec admiration de cet homme d’une rare qualité. Qualité que l’Education nationale reconnut officiellement par le discours de M. Désiré, inspecteur d’Académie, le 1er juin 1947 à Blois : « Il militait au Parti communiste, ce qui lui valu d’être muté en mars 1941 au collège de Compiègne : nous le considérons comme n’ayant jamais cessé d’appartenir à notre collège (….) Excellent professeur, très original, il avait la meilleure influence sur les enfants, sans jamais prononcer de punitions.« .

  • Note 1 : Conférence d’Yves  Jahan « Poésie pas morte ». En octobre 1991, André Montagne me faisait parvenir ces notes d’Olivier Souëf
    prises au cours
    de la conférence d’Yves Jahan, le 14 juin 1942 « j’étais également présent à cette conférence , dont j’ai gardé un très net et très grand souvenir. C’est pourquoi, j’ai demandé à Claude Souef cette copie, qui n’est qu’un extrait des cahiers d’Olivier, retournés à sa famille après son départ en déportation, nouvel exemple de procédure qui ne laisse pas de me plonger dans un profond étonnement ».
  • Note 2 : 522 photos d’immatriculation des « 45.000 » à Auschwitz ont été retrouvées parmi celles que des membres de la Résistance intérieure du camp avaient camouflées pour les sauver de la destruction, ordonnée par les SS peu de temps avant l’évacuation du camp d’Auschwitz. A la Libération elles ont été conservées dans les archives du musée d’Etat d’Auschwitz. Des tirages de ces photos ont été remis par Kazimierz Smolen (ancien détenu dans les bureaux du camp d’Auschwitz, puis devenu après guerre directeur du Musée d’Etat d’AuschwitzBirkenau) à André Montagne, alors vice-président de l’Amicale d’Auschwitz, qui me les a confiés.

Sources

  • Livre d’Or de l’Enseignement public du Loir-et-Cher (la photo en civil publiée ci-dessus y figure).
  • Discours de M. Desiré, Inspecteur d’Académie, 1er juin 1947 à Blois.
  • Cahiers d’Olivier Souef, étudiant communiste parisien déporté à Auschwitz (46109), récupérés par son frère Claude, interné puis libéré du Frontstallag 122 de Compiègne.
  • Souvenirs de Roger Abada, Auguste Monjauvis, Henri Peiffer, Maurice Rideau, André Montagne.
  • Bureau des archives des victimes des conflits contemporains (Archives de Caen du ministère de la Défense). « Liste communiquée par M. Van de Laar, mission néerlandaise de Recherche à Paris le 29.6.1948 », établie à partir des déclarations de décès du camp d’Auschwitz (Liste V n° 31616, liste S (n° 170).
  • Death Books from Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 1995 (basé essentiellement sur les registres – incomplets – de l’état civil de la ville d’Auschwitz ayant enregistré, entre le 27 juillet 1941 et le 31 décembre 1943, le décès des détenus immatriculés).
  • Bureau de la Division des archives des conflits contemporains (BAVCC), Ministère de la Défense, Caen (dossier individuel consulté en 1991).
  • Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Le Maitron, Claude Pennetier (dir), éditions de l’Atelier, CD-Rom. Tome 31, page 130. Article P. Foulet.

Notice biographique rédigée en octobre 2010, complétée en 2017, 2018 et 2019, par Claudine Cardon-Hamet, docteur en Histoire, auteur des ouvrages : « Triangles rouges à Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 » Editions Autrement, 2005 Paris et de «Mille otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45000 », éditions Graphein, Paris 1997 et 2000 (épuisé). Prière de mentionner ces références (auteur et coordonnées de ce site) en cas de reproduction ou d’utilisation totale ou partielle de cette notice biographique.
Pour la compléter ou la corriger, vous pouvez me faire un courriel à deportes.politiques.auschwitz@gmail.com.  

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