Matricule « 46 289 » à Auschwitz
Une très intéressante étude de M. Thierry Marchand, apporte de nombreux et précieux éléments sur l’histoire de Jules Kraemer et de sa famille. Elle est publiée par la Société historique de Lisieux, sous le titre « Histoire d’une famille allemande exilée en Pays d’Auge ». La famille Kraemer, chronique d’une persécution et d’une aryanisation économique dans le Pays d’Auge pendant les « Années noires » in Bulletin n° 73, novembre 2012, pp. 49-110).
Jules Kraemer : né en 1897 à Nieder-Weisell (Allemagne) ; domicilié au Mesnil-Eudes (Calvados) ; cultivateur ; arrêté comme otage juif le 1er mai 1942 ; interné à Compiègne ; déporté le 6 juillet 1942 à Auschwitz où il meurt le 7 août 1942.
Jules Kraemer (Julius Krämer) est né le 18 février 1897 à Nieder-Weisell, en Allemagne.
Il fait partie de ces réfugiés, antinazis et Juifs, réfugiés en France.
Il est vraisemblablement issu d’une famille connue de la ville (Isidor Kraemer y dirige une entreprise de confection en 1906).
Dans l’histoire de la communauté juive de Nieder Weisel, on trouve mention de 3 noms responsables de la petite communauté Juive de la ville en 1925 (140 fidèles pour 3560 habitants) : Léopold Krämer, Julius Krämer et Julius Rosenthal.
En 1926 il est marchand de bétail en Hesse, à Bas Weisel, Bahnhofstrasse 7.
Il fuit son village avec sa femme Irma (née le 5 mars 1904 à Mieddeweichsel) et son fils Kurt (né à Nieder-Weisell le 3 septembre 1926), à la suite d’un progrom des S.A. en 1938.
La famille Kraemer émigre en France et vient habiter Le Mesnil-Eudes, au sud de Lisieux (Calvados).
Au moment de son arrestation. Julius Kraemer s’y déclare cultivateur.
Le 14 juin 1940, l’armée allemande d’occupation entre dans Paris, vidé des deux tiers de sa population. La ville cesse alors d’être la capitale du pays et devient le siège du commandement militaire allemand en France. Toute la Basse Normandie est occupée le 19 juin. Les troupes de la Wehrmacht arrivant de Falaise occupent Caen le mardi 20 juin 1940. La Feldkommandantur 723 s’installe à l’hôtel Malherbe, place Foch.
Le 10 juillet 1940 le maréchal Pétain, investi des pleins pouvoirs par l’Assemblée nationale, abolit la République et s’octroie le lendemain le titre de « chef de l’Etat français ». Il lance la « révolution nationale » en rupture avec nombre de principes républicains (confusion des pouvoirs législatifs et exécutifs ; rejet du multipartisme, suppression des syndicats et du droit de grève, antisémitisme d’état…).
En août huit divisions d’infanterie allemande – qu’il faut nourrir et loger – cantonnent dans la région. L’heure allemande remplace l’heure française.
A la suite de la première ordonnance allemande prescrivant le recensement des Juifs en zone occupée, un fichier des Juifs est établi dans chaque préfecture et un premier « Statut des Juifs » est édicté le 3 octobre 1940 par gouvernement de Vichy. Il est beaucoup plus draconien que l’ordonnance allemande (pour les Allemands, le Juif est défini par son appartenance à une religion, pour Vichy par son appartenance à une race). Les Juifs de nationalité française perdent, par ce décret du gouvernement de Vichy, leur statut de citoyens à part entière : à partir du 3 octobre 1940, la police française fait appliquer les ordonnances allemandes concernant l’obligation pour les Juifs de zone occupée d’avoir une carte d’identité portant la mention « Juif » : ils doivent se faire recenser dans les commissariats proches de leur domicile. Dans certains départements les préfets ont transmis à la commission nationale de révision des naturalisations des listes d’étrangers naturalisés (et parmi eux de nombreux Juifs). Cela n’a pas été le cas dans le Calvados pour les Juifs déportés le 6 juillet 1942. Seul Jacques Grynberg est dénaturalisé en mai 1944, mais directement au plan national, la commission n’ayant pas connu son parcours depuis le Bas-Rhin à Paris puis à Caen.
Selon une pièce existant dans son dossier au DAVCC (SHD Caen), Jules Kraemer est interné au camp de La Motte-Beuvron, d’où il est libéré le 5 mai 1941, ce qui peut sembler étonnant, puisque la majorités des internés de La Motte-Beuvron sont majoritairement des familles de réfugiés espagnols. Mais cet internement concerne en fait 501 « indésirables ».
Ce que vient de nous confirmer madame Thérèse GALLO-VILLA dans un courriel de février 2022. » Dans son étude sur Julius Kraemer, Mr. Thierry Marchand s’interroge sur la présence au camp de Lamotte-Beuvron de celui-ci. Je vous confirme que Julius Kraemer et son épouse Irma ont bien été détenus au camp de Lamotte-Beuvron. Ils faisaient partie du convoi de 501 étrangers « indésirables » transférés du Calvados au camp de Lamotte-Beuvron, le 21 novembre 1940. Je n’ai pas vu de fiche pour leur fils Kurt. Ces fiches comportaient une mention pour la religion et leur appartenance à la religion juive est donc indiquée. Source : ADLC 629 W 10″.
Le premier mai 1942, Jules Kraemer est arrêté à Lisieux, comme otage juif : il figure en effet sur la liste de 120 otages « communistes et Juifs » établie par les autorités allemandes.
Son arrestation a lieu en représailles au déraillement de deux trains de permissionnaires allemands à Airan-Moult-Argences (38 morts et 41 blessés parmi les permissionnaires de la Marine allemande à la suite des sabotages par la Résistance, les 16 et 30 avril 1942, de la voie ferrée Maastricht-Cherbourg où circulaient deux trains militaires allemands.
Des dizaines d’arrestations sont effectuées à la demande des occupants.
24 otages sont fusillés le 30 avril à la caserne du 43è régiment d’artillerie de Caen occupé par la Werhmarcht.
28 communistes sont fusillés en deux groupes les 9 et 12 mai, au Mont Valérien et à Caen.
Le 9 mai trois détenus de la maison centrale et des hommes condamnés le 1er mai pour « propagande gaulliste » sont passés par les armes à la caserne du 43è RI.
Le 14 mai, 11 communistes sont encore fusillés à Caen.
Lire dans le site : Le double déraillement de Moult-Argences et les otages du Calvados (avril-mai 1942) et la note du Préfet de Police de Paris à propos des deux sabotages de Moult-Argences : Collaboration de la Police français (note du Préfet de police, François Bard).
Jules Kraemer est incarcéré le 2 mai à la prison centrale de Beaulieu (La Maladrerie) à Caen. Le 3 mai, remis aux autorités d’occupation, il est enfermé au “petit lycée” où sont rassemblés les otages qui viennent de tout le Calvados. On leur annonce qu’ils seront fusillés. 80 d’entre eux seront déportés. Julius Krämer fait partie du groupe de détenus transféré le 4 mai 1942 au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise).
Depuis ce camp administré par la Wehrmacht, il va être déporté à destination d’Auschwitz. Pour comprendre la politique de l’Occupant qui mène à sa déportation, on lira les deux articles du site qui exposent les raisons des internements, des fusillades et de la déportation : La politique allemande des otages (août 1941-octobre 1942) et «une déportation d’otages».
Lire l’article : Les déportés juifs du convoi du 6 juillet 1942
Depuis le camp de Compiègne, Jules Kraemer est déporté à Auschwitz dans le convoi du 6 juillet 1942.
Cf Article du site : Les wagons de la Déportation.
Ce convoi est composé au départ de Compiègne, de 1175 hommes (1100 « otages communistes » – jeunes communistes, anciens responsables politiques et élus du Parti communiste, syndicalistes de la CGT et délégués du personnel d’avant-guerre, militants et syndicalistes clandestins, résistants – de cinquante « otages juifs » et de quelques « droits communs »). Il faisait partie des mesures de terreur allemandes destinées à combattre, en France, les judéo-bolcheviks, responsables aux yeux de Hitler, des actions armées organisées par le Parti communiste clandestin contre des officiers et des soldats de la Wehrmacht, à partir d’août 1941.
Lire dans le site le récit des deux jours du transport : Compiègne-Auschwitz : 6-8 juillet 1942.
Sur les 1175 otages partis de Compiègne le 6 juillet 1942, 1170 sont présents à l’arrivée du train en gare d’Auschwitz le 8 juillet 1942. Ces derniers sont enregistrés et photographiés au Stammlager d’Auschwitz (camp souche ou camp principal, dénommé en 1943 Auschwitz-I) entre les numéros « 45 157 » et « 46 326 », d’où le nom de « convoi des 45 000 », sous lequel les déportés du camp désignaient ce convoi. Ce matricule – qu’il doit apprendre à dire en allemand et en polonais à toute demande des Kapos et des SS – sera désormais sa seule identité.
Lire dans le site : Le KL Auschwitz-Birkenau.
Sa photo d’immatriculation à Auschwitz n’a pas été retrouvée parmi celles que des membres de la Résistance intérieure du camp avaient camouflées pour les sauver de la destruction, ordonnée par les SS peu de temps avant l’évacuation d’Auschwitz.
Lire dans le site le récit de leur premier jour à Auschwitz : L’arrivée au camp principal, 8 juillet 1942. et 8 juillet 1942 : Tonte, désinfection, paquetage, « visite médicale ».
Après l’enregistrement, il passe la nuit au Block 13 (les 1170 déportés du convoi y sont entassés dans deux pièces). Le 9 juillet tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau (Brzezinka), situé à 4 km du camp principal. Le 13 juillet il est interrogé sur sa profession. Les spécialistes dont les SS ont besoin pour leurs ateliers sont sélectionnés et vont retourner à Auschwitz I (approximativement la moitié du convoi. Les autres, dont les 53 Juifs du convoi, restent à Birkenau, employés au terrassement dans les marais et à la construction des Blocks.
Jules Kraemer meurt à Auschwitz le 7 août 1942, d’après le certificat de décès établi au camp d’Auschwitz (in Death Books from Auschwitz Tome 2 page 636 et © Mémorial et Musée d’Etat d’Auschwitz-Birkenau).
Lire dans le site : 80 % des « 45 000 » meurent dans les six premiers mois
Son nom est honoré sur la plaque à la mémoire des déportés Calvadosiens de 1942, esplanade Jean-Marie Louvel sur la façade du centre des Finances.
Son nom est inscrit sur le Mur des noms au Mémorial de la Shoah,, dalle n° 60, colonne n° 20, rangée n° 3 (et visible en tapant Kraemer Julius, notice 21, sur le site internet du Mémorial).
Son épouse Irma et son fils Kurt, né le 3 septembre 1926 à Nieder-Weisell, sont arrêtés en juillet 1942 et incarcérés au camp de Pithiviers. Ils sont déportés à Auschwitz dans le convoi n° 13 du 31 juillet 1942. Ils décéderont à Auschwitz. Kurt y est mort le 19 octobre 1942.
- 2017 : comme tous les ans, le Mémorial de la Shoah et le conseil régional de Normandie organisaient un voyage d’étude à Auschwitz.
Cette année-là, c’est une classe du Centre Interprofessionnel de Formation de
l’Artisanat du Calvados (Cifac) qui participait (élèves de brevet professionnel boulanger). Les photos de la famille et de la fermes sont parues dans le reportage de FR3 Normandie (Le magazine du Samedi / T. Cléon /G. Le Gouic). Elles sont tirées de « Histoire d’une famille allemande exilée en Pays d’Auge ».
Sources
- Archives départementales du Calvados (Liste d’otages juifs du Calvados arrêtés en mai 1942).
- Liste des détenus ayant reçu des médicaments à l’infirmerie de Birkenau, kommando d’Auschwitz » (n° d’ordre, date, matricule, chambre, nom, nature du médicament) du 1.11.1942 au 15.07.1943. (1992)
- Fichier national national du Bureau des archives des conflits contemporains (BACC), Ministère de la Défense, Caen, consulté en octobre 1993.
- Death Books from Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 1995 (basé essentiellement sur les registres – incomplets – de l’état civil de la ville d’Auschwitz ayant enregistré, entre le 27 juillet 1941 et le 31 décembre 1943, le décès des détenus immatriculés)
- Thierry Marchand, recherches sur les exilés allemands réfugiés en Normandie entre 1933 et 1940 pour le bulletin de la Société Historique de Lisieux (mai et juillet 2010).
- Photo de Jules Kraemer. Envoi de M. Thierry Marchand, janvier 2013.
- Il n’y a aucune photo de déportés de ce convoi postérieure au matricule 46172.
- © Dessin de Franz Reisz, in « Témoignages sur Auschwitz », ouvrage édité par l’Amicale des déportés d’Auschwitz (1946).
Notice biographique rédigée en janvier 2001 (complétée en 2013, 2017, 2020, 2021 et 2024) par Claudine Cardon-Hamet, docteur en Histoire, auteur des ouvrages : «Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 » Editions Autrement, 2005 Paris et de Mille otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 dit des «45000», éditions Graphein, Paris 1997 et 2000 (épuisé), à l’occasion de l’exposition organisée par des enseignants et élèves du collège Paul Verlaine d’Evrecy, le lycée Malherbe de Caen et l’association « Mémoire Vive ». Prière de mentionner ces références (auteur et coordonnées de ce site) en cas de reproduction ou d’utilisation totale ou partielle de cette notice biographique.
Pour la compléter ou la corriger, vous pouvez me faire un courriel à deportes.politiques.auschwitz@gmail.com