Suite des articles Résister dans les camps nazis, suivi de Décembre 1942 : La Résistance à Auschwitz et la création du premier groupe français par Claudine Cardon-Hamet
… Ainsi, la manière dont la plupart des rescapés survivent à Auschwitz en 1942 ne diffère pas de celle de la majorité des déportés issus de de la Résistance. Ils s’appuient sur la force de leurs convictions et sur les valeurs qui étaient à la source de leur engagement politique, social et patriotique. La solidarité, forcément précaire et limitée, a joué un rôle important dans la survie des derniers « 45 000 ». Mais le plus remarquable est que cette solidarité s’est exercée à Auschwitz principalement sur la base de leur appartenance au même transport. C’est exceptionnel, car en règle générale, les convois cessaient d’exister dès que leurs membres étaient intégrés dans le camp. Les déportés étaient dispersés et les petits groupes d’amis souvent dissous par les changements d’affectation et par les décès. L’entraide, lorsqu’elle était possible, se faisait sur une base étroite, à moins que ces déportés ne soient en liaison avec des membres dela Résistance intérieure.
Comme on l’a vu, la plupart des 45 000″ ont cherché et ont réussi à maintenir des liens entre eux, conscients d’appartenir à un groupe dont les limites se confondaient avec celles de leur convoi. Ce sentiment, déjà présent au moment de leur départ de Compiègne, a été conforté par la singularité de leur situation de détenus politiques français à Auschwitz-I et à Birkenau. Ainsi, être un « 45 000 » recoupait, pour la majorité d’entre eux, des appartenances nationales, politiques et idéologiques communes, découlant des conditions particulières de la formation de leur transport.
Le recul de la mortalité des détenus d’Auschwitz en 1943
Alors que les convois de Juifs destinés à l’extermination arrivent sans cesse à Auschwitz, Berlin ordonne d’augmenter les capacités productives de la main-d’oeuvre dans tous les KL et d’en réduire la mortalité. Ceci en raison des impératifs de l’effort de guerre, bien plus lourd que prévu depuis l’ouverture du front de l’Est et la fin de la guerre-éclair en Union soviétique.
L’Allemagne, qui mobilise un nombre sans cesse accru de soldats pour faire face à l’assaut des troupes soviétiques, se trouve placée devant une véritable pénurie de travailleurs. Non seulement elle institue les réquisitions et le travail obligatoire parmi la population des pays occupés, mais elle recourt, de façon désormais systématique, à l’emploi des détenus des camps de concentration. Des accords passés, à partir de l’automne 1942 avec les grands industriels allemands, entraînent l’installation de camps annexes à proximité des usines, appelés « kommandos extérieurs ». (…)
Le 28 décembre 1942 et au début de janvier 1943, la section médicale de l’inspection des KL adresse une circulaire comminatoire aux médecins-chefs de chacun de ces camps pour qu’ils fassent baisser les chiffres de mortalité. Le 27 avril 1943, Glücks, chef de l’Inspection des KL, informe les commandants des camps de concentration de la décision prise par Himmler de limiter l’élimination des « inaptes au travail » : A l’avenir, seuls les détenus malades mentaux doivent être sélectionnés par les commissions compétentes de médecins pour l’opération « 14 f13 ». Tous les autres détenus inaptes au travail (tuberculeux, infirmes, grabataires, etc.) sont, en principe, à exclure de cette opération. Les détenus grabataires doivent être employés à des travaux qu’ils peuvent exécuter au lit.[1]
A partir du printemps 1943, un ensemble de mesures est donc pris à Auschwitz pour atténuer la rigueur des conditions de détention et y faire reculer la terreur. (…) La mortalité mensuelle des détenus immatriculés à Auschwitz est divisée par cinq entre février et mai 1943 : elle passe de 25,5% en février 1943 à 5,2% en mai. Puis elle continue de baisser jusqu’en octobre (3,6% en juillet, août et septembre et 3% en octobre). Elle remonte à partir de novembre sans atteindre les sommets de l’année 1942 : elle atteint 4,8% au quatrième trimestre de l’année 1943[2].
La part prise par la Résistance intérieure
En 1943, la Résistance intérieure du camp contribue à faire reculer cette mortalité. Le Comité international bénéficie notamment de la fonction qu’occupe un de ses dirigeants, Hermann Langbein, entre août 1942 et août 1944, comme secrétaire du SS-Obersturmbannführer Eduard Wirths, médecin de la place. Hermann Langbein se trouve ainsi au courant des ordres de Berlin et de la date des sélections. Il réussit à gagner la confiance du médecin et même à exercer une pression sur lui à partir du moment où Wirths est cité par radio-Londres parmi les responsables du camp d’Auschwitz[1]. Hermann Langbein parvient à faire employer auRevier des détenus liés au Comité international de Résistance[2]. En mars 1943, le Politische Abteilung (la Gestapo du camp) prétendit avoir découvert une conspiration parmi le personnel polonais de l’hôpital au camp central et tenta de convaincre le docteur Wirths de la gravité du danger.
Wirths interroge Hermann Langbein qui lui répond qu’à sa connaissance il n’y a pas d’organisation secrète, mais simplement entraide. Il est normal – dit-il – que des Polonais aident des Polonais. Moi aussi, j’aide bien les Viennois, chaque fois que je peux ! Wirths est sensible à l’argument de la camaraderie. Hermann Langbein en profite pour formuler une suggestion : Un infirmier aidera toujours ses compatriotes de préférence aux autres. C’est naturel. Mais toutes les nationalités ne sont pas représentées. Est-ce que l’on ne pourrait pas prendre aussi des Français et des Tchèques, par exemple ?[3] En conséquence, des postes-clefs du Revier sont occupés par des détenus politiques de toutes nationalités à partir du printemps 1943[4].
Deux « 45 000 » sont, de cette façon, promus infirmiers : Georges Guinchan et André Montagne
Ce dernier, atteint aux poumons, était entré au Revier, le 22 décembre 1942 : Pour s’en sortir, il fallait une vitalité personnelle, l’envie de vivre, de la chance et la solidarité nationale ou internationale. Celle-ci est venue du groupe de Langbein qui m’a pris en main, m’a procuré de l’huile de foie de morue – une richesse incroyable, « organisée » au SS Revier – et m’a caché. J’étais au block 28, block des admissions, où se trouvaient le secrétariat du Krankenbau et la salle d’opération. Hermann Langbein et Karl Lill venaient voir comment j’allais. Au moment des sélections, on me descendait à la cave qui servait de morgue. Par la suite, je fus placé au block 20 des maladies contagieuses, où j’ai attrapé le typhus. En mars 1943, une fois guéri, je suis devenu Pfleger, infirmier (André Montagne).
Georges Guinchan est lui aussi désigné comme infirmier à la même période, par le truchement de Robert Lambotte et Guy Lecrux : Au début du printemps de 1943, Robert Lambotte et Guy Lecrux, que je rencontrais plus fréquemment en rentrant du travail devant les blocks 4 et 15, lieu de rendez-vous des Français, me firent part de leur désir de me présenter à un déporté autrichien, à la recherche de Français connaissant l’allemand. Il fut convenu d’un rendez-vous discret pour la première prise de contact. C’est ainsi que je fis la connaissance d’Hermann Langbein (…) Un matin, Langbein me fait appeler officiellement par le service du travail et, en sa compagnie, je me rends au SS-Revier, pour être présenté au médecin-chef SS du camp qui teste brièvement mes connaissances en allemand et mes origines. Je suis accepté et dois me rendre, dès le lendemain, à l’infirmerie. (…) L’atmosphère est des plus pénibles car nombre de malades sont en fait des mourants et nous ne disposons que de très peu de médicaments (…) En plus de mon travail d’entretien de la chambre et de mon apprentissage d’infirmier, je m’efforce d’aider de mon mieux les malades et plus particulièrement les Français qu’on me signalait. En relation avec Franz Danimann, nous avons pu soustraire à la sélection bi-hebdomadaire (c’est-à-dire à l’envoi à la chambre à gaz ou à la piqûre mortelle) de nombreux camarades dont l’état de santé était des plus graves et quelques-uns ont repris le dessus. Certains sont même passés à côté de plusieurs sélections. Quelquefois, bien que très malades, il fallait les renvoyer dans le camp pour quelques jours. Grâce à Hermann, nous étions informés en temps opportun, mais pas toujours. Et surtout, il ne fallait pas se faire prendre. Pendant la sélection et les injections, nous étions consignés dans nos chambres respectives. Le SS Klehr, aidé de plusieurs « infirmiers », injectait du phénol dans le coeur du malade. Les corps des malheureux étaient empilés dans le Waschraum, où je devais quelquefois enregistrer leurs numéros. Mis au courant de ces injections par Hermann Langbein, Wirths les fait cesser dans la deuxième quinzaine de mai 1943[5].
L’infirmerie est considérée comme un « bon kommando », puisqu’il s’agit d’un travail à l’abri des intempéries et des sévices, mais les infirmiers y risquent la contamination. André Montagne y contracte le typhus, Georges Guinchan la tuberculose : Saisi d’une très forte fièvre, je ne tiens plus debout et suis hospitalisé dans le block des maladies infectieuses (…). Franz (Danimann) qui en est responsable, me rend régulièrement visite.(…) Chaque jour, une sélection surprise pouvait m’envoyer à Birkenau. A peine guéri, Franz me fait sortir la veille d’une sélection. Lucien Ducastel, simple malade, est lui aussi sauvé avant une sélection par un résistant du Comité international : Nous étions alignés, mourants et malades, dans la salle commune pour une pré inspection, avant l’arrivée du médecin SS. Le chef du block était un camarade autrichien, un ancien membre des Brigades internationales. Il m’a fait sortir du rang, avec deux autres Français et nous a emmenés dans le secteur réservé aux Reichsdeutsche (les Allemands du Reich). Il nous a fait monter dans les lits disponibles, dotés de draps blancs. La sélection terminée, nous avons regagné nos paillasses. Une fois encore, nous étions sauvés. Ajoutons que cet escamotage, qui s’était passé avant la sélection, n’avait pas entraîné la désignation de trois autres détenus à notre place, comme cela se passait quelquefois (Lucien Ducastel).
Les Polonais acceptent mal l’intrusion des Autrichiens et de leurs protégés de toutes nationalités dans ce qui est un de leurs fiefs. Hermann Langbein a évoqué ce qu’il a appelé « leur égoïsme national » qui les conduisait, le plus souvent, à réserver leurs faibles moyens à leurs compatriotes.
Il n’est pas exclu que Pierre Monjault en ait été la victime. Hospitalisé pour une tache au poumon, il est renvoyé quelque temps après du block des convalescents, car accusé de vol : (Les SS) me virèrent à coups de pieds aux fesses. J’appris qu’un Polonais avait caché à mon insu du tabac sous mon matelas. Il voulait le lit pour un de ses copains, malade. Il ne s’est pas rendu compte que son acte aurait pu me faire tabasser ou même tuer par les SS [6].
La lutte des résistants contre la suprématie des « Droit-commun »
L’occupation des postes clés à l’hôpital par les « politiques » marque le début de la lutte contre la suprématie des prisonniers de droit commun. Il s’agit de leur retirer les postes d’encadrement et de les confier à des détenus politiques. C’est une condition indispensable pour réduire les brutalités, les vexations, les vols, le racket, les détournements de nourriture et les assassinats. Il s’agit de les remplacer par des hommes intègres, décidés à aider les détenus. Ces mutations sont facilitées par l’enrôlement des « triangles verts allemands » dans des unités combattantes où ils rejoignent la brigade Dirlewanger. Unité SS, composée de « soldats de rachat« , -essentiellement des criminels tirés des prisons et des camps de concentration – et dirigée par Oskar Dirlewanger, lui-même placé sous le commandement direct du général Gottlob Berger elle sera utilisée en Pologne en 1942 puis en Russie centrale. Cette brigade s’est illustrée par des méthodes d’une barbarie inouïe : viols et actes sadiques sur les jeunes filles (langues et seins coupés), incendies de granges dans lesquels étaient enfermés des partisans. Le 11 juin 1943, 17 détenus de droit commun allemands d’Auschwitz se portent volontaires pour suivre, durant quatre semaines, un stage de formation militaire à Sachsenhausen. Parmi eux se trouvent des kapos particulièrement meurtriers[7]. D’autre part, pour se débarrasser des « verts », les résistants s’efforcent de les faire inscrire, par l’intermédiaire du bureau du travail (Arbeitdienst), dans des transports vers d’autres camps, en réponse aux demandes des industriels en main-d’oeuvre spécialisée. Enfin, il était parfois possible de les faire dégrader lorsqu’ils étaient pris en flagrant délit de vol ou d’autres exactions.
Ces changements retentissent sur le climat du camp. Cependant, les « Triangles rouges » qui acceptaient des postes de responsabilité devaient faire preuve de grandes qualités morales et d’une vigilance permanente. Ils devaient résister aux tentations du pouvoir et aux avantages matériels inhérents à leurs fonctions[8]. Et, pour ne pas se démasquer, apparaître comme des exécutants dociles et zélés des SS, tout en s’abstenant de frapper les détenus hors de leur présence et en veillant à ce que la nourriture soit équitablement répartie. Parfois, certaines situations les obligeaient à faire des choix douloureux : Comme il n’était possible d’aider que quelques camarades, écrit Hermann Langbein, il fallait choisir aussi ceux qu’on n’essayerait pas de sauver.En réalité, tous ceux qui pratiquaient la solidarité connaissaient de tels cas de conscience. En outre, ceux qu’Hermann Langbein appelle les fonctionnaires « rouges » devenaient des points de mire et étaient particulièrement exposés à la dénonciation et à la répression. Tout écart constaté était puni de mort : les « coupables » étaient alors abattus sur place, ou torturés par la Gestapo puis, le plus souvent, fusillés devant le mur de la cour du block 11.
Aussi Hermann Langbein, tout en notant qu’il convient d’éviter tout manichéisme dans les jugements portés sur les « fonctionnaires », insiste sur le fait qu’il ne faut pas perdre de vue l’essentiel : cette lutte entre les « verts » et les « rouges » a eu des effets salutaires pour l’ensemble des déportés. S’il est donc vrai qu’il y a eu quelques « bons » fonctionnaires verts, hommes courageux et quelques « mauvais » fonctionnaires rouges, brutaux et peu scrupuleux, il convient toutefois d’en rester au niveau du constat : la prise de contrôle du camp par les Rouges a été bénéfique à des milliers de détenus. (…) Certes, il était plus simple d’esquiver les responsabilités et de préserver sa conscience de tout fardeau. Certes, il était très difficile pour un porteur de brassard de trouver la juste mesure entre ce qu’il fallait faire pour conserver sa fonction, avec tout ce qu’elle autorisait et ce qu’il ne fallait pas faire sous peine d’abuser de son pouvoir. Mais comment obtenir les améliorations qui furent réalisées dans de nombreux camps ? Comment déloger les brutes et les traîtres des positions clefs ? Si l’on se représentait la responsabilité encourue en refusant une charge, on rejetait la facilité, on ne s’effrayait plus de cette tâche. Aussi ai-je toujours essayé de convaincre les camarades ayant le sens des responsabilités d’accepter un brassard. Les « éminences » pouvaient faire beaucoup à l’intérieur du cadre érigé par la SS – en bien comme en mal [9]
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[1] Alexander Mitscherlich, Fred Mielke, Medezin ohne Menschenlichkeitop, Frankfort, Fischer, 1978, p. 219. [2] Hermann Langbein, Hommes et femmes, op. cit., p. 54 et suivantes.