Article paru en octobre 1997 dans « Les Cahiers d’Histoire« 

Claudine Cardon-Hamet a soutenu, le 1er avril 1995, à l’Université de Paris 8, sa thèse de Doctorat, intitulée "Politique des otages et déportation à Auschwitz : le convoi du 6 juillet 1942, dit des “ 45000 "[1] Les résultats de sa recherche ont été publiés par les éditions Graphein en mars 1997, sous le patronage de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation sous le titre : "Les “ 45000 ”, Mille otages pour Auschwitz, Le convoi du 6 juillet 1942", préface de François Bédarida.

Vous trouverez ici des extraits de la postface abordant les questions de méthode sur l’usage des sources orales.

Claudine Cardon-Hamet évoque les obstacles qu’elle a rencontrés pour écrire l’histoire de cette déportation, dont les deux principaux sont : l’insuffisance des sources écrites et la difficulté, pour tout non déporté, d’appréhender, d’analyser et d’évoquer le monde concentrationnaire.

S’agissant des sources, il faut (…) mentionner les lacunes des archives nazies, fragmentaires car en large partie détruites, et codées en raison du secret entourant la politique nazie de répression et d’extermination ; l’exclusivité des sources orales sur certains aspects du monde concentrationnaire ; l’étendue restreinte des témoignages – émanant essentiellement des victimes, rarement des bourreaux et, plus rarement encore, de tierces personnes -; les limites des récits des déportés, rapportant le vécu d’une catégorie seulement d’entre eux – celle des rescapés -; les divergences entre les témoignages liées aux défaillances de la
mémoire, dues à l’affaiblissement physique des détenus, au stress engendré par la terreur et à l’absence de points de repère, dans un milieu coupé du reste du monde par la volonté des SS; ou, plus encore, nées de l’effacement des souvenirs par le temps écoulé [2] ; les déformations engendrées par la charge émotionnelle des faits rapportés et par le sens que chaque déporté a dû donner à ces évènements tragiques, afin de les intégrer à sa propre perception du monde et de lui-même.

Il faut dire aussi, en plus de l’exceptionnalité de cet univers – étranger à l’expérience personnelle du chercheur, difficile d’accès en raison de l’existence de l’indicible, complexe dans ses moindres détails, impossible à dépeindre exactement –[3],
la monstruosité de ce monde hanté par la mort, pétri de souffrances et d’humiliations dont l’horreur éprouve la sensibilité de celui qui tente de le pénétrer et qui pose, avec une extrême acuité, la question des rapports entre histoire et éthique. Comment traiter de l’inhumain ? Quelle distance prendre avec son sujet ? Comment analyser sans trahir,
expliquer sans laisser paraître ses propres valeurs ?

Il faut rappeler, enfin, l’emprise des rivalités de mémoire, échos d’enjeux politiques, moraux et identitaires, et la rareté des interlocuteurs ayant, en France, une connaissance approfondie du système et de l’univers concentrationnaires, en raison, notamment, du retard pris par l’école historique française dans ce champ d’étude encore peu exploré et mal balisé.

Le sujet de cette recherche n’évitait aucun de ces inconvénients : les archives primaires se sont révélées quasi inexistantes. En l’absence de documents spécifiques à la constitution du convoi, il a fallu déduire les origines de cette déportation des archives du Commandant militaire en France ( MBF) et de la police de Sécurité (Sipo-SD), relatives à la politique des otages.

Il a fallu reconstituer la liste de départ du transport au prix d’innombrables démarches qui ont finalement permis de retrouver l’identité de plus d’un millier de déportés et de retracer leur itinéraire personnel avant leur départ pour Auschwitz. Quant aux archives relatives à la détention des “45 000 ” dans le système concentrationnaire, également fort rares, elles ont surtout fourni le nom et le matricule de plusieurs centaines d’entre eux, le nombre exact de ceux qui furent enregistrés au camp, ainsi que la date de décès de 60% des “ 45 000 ”.

Mais aucun des documents consultés ne faisait état, comme on l’a vu, des véritables raisons pour lesquelles ces hommes eurent, à certaines périodes de leur déportation, des conditions d’internement particulières.

Richesse et concordance des sources orales

Fort heureusement, l’insuffisance de ces documents a pu être partiellement compensée par la richesse des témoignages écrits et oraux des “45.000”
et de ceux qui les avaient connus. Richesse qui tient, tout à la fois, à l’abondance et à la nature de ces témoignages. Comme le montre l’état des sources, les rescapés de ce convoi ont beaucoup écrit et parlé de cet épisode dramatique de leur vie. Ils l’ont fait sous des formes diverses, en direction de publics variés et à des moments différents : lettres écrites au cours de leur internement en France ; cahiers rédigés au jour le jour à Compiègne ; messages jetés du train ; correspondance échangée avec leur famille pendant leur déportation ; notes inscrites sur des carnets, au moment de leur libération ; réponses adressées aux parents des disparus après leur retour ; interviews ou articles édités dans une brochure, un journal ou un ouvrage sur la Déportation dans l’immédiat après-guerre ou pour le vingt-cinquième anniversaire de la libération des camps ; livres, cahiers manuscrits ou dactylographiés, retraçant leur propre parcours, publiés plus tardivement ou réservés à leur proches ; courrier échangé entre rescapés ; etc. [4]

René Maquenhen : l’assassinat d’un Juif

Plusieurs de ces témoignages, proches par la date des événements rapportés, sont remarquables par leur précision. Ceux rédigés sur des cahiers d’écolier, confidences destinées à la famille, se caractérisent par leur dépouillement, la simplicité de l’expression et par l’émotion sous-jacente.

Dans la majorité des cas, ces récits émanent d’hommes ayant suivi uniquement l’école primaire, attachés à rapporter des faits, à décrire des comportements et peu habitués à exposer leurs propres
sentiments. Toutefois, malgré leur diversité d’origine et de date, ces témoignages frappent par leur unité de ton. Ils recèlent, en effet, peu de contradictions entre eux, sinon dans les détails et dans la datation des événements. Presque tous se recoupent ou se complètent. Et, fait inusité, contrairement à la plupart des récits de rescapés des camps, basés sur l’expérience d’un seul individu, ils contiennent des informations s’appliquant à l’ensemble ou à une partie de leur convoi.

Ainsi, pour écrire cette histoire, la concordance de ces témoignages a représenté un atout majeur : elle a permis de surmonter l’obstacle créé par l’importance numérique du transport, puisqu’il était impensable de rendre compte de la déportation de chacun de ses membres comme ce fut le
cas pour le convoi des “31 000”.

Bien plus, elle a déterminé la manière dont cette recherche devait être conduite : l’unité du “
discours ” des “ 45 000 ” reflétant les deux caractères fondamentaux du convoi du 6 juillet 1942 : le fait qu’il fut traité comme une entité par les Allemands et d’autre part, son exceptionnelle cohésion, née de ce que la quasi-totalité de ses membres avait la même origine sociale, la même culture politique, les mêmes valeurs et le même sens de l’entraide.
En conséquence, leur histoire pouvait et devait être traitée comme celle d’un groupe et être centrée sur les événements et les phénomènes majeurs qui avaient marqué leur déportation.

La cohérence entre ces récits n’excluait pas, pour autant, un important travail critique, tout témoignage étant déjà une interprétation du réel. De
plus, malgré leur précision et leurs fréquentes concordances, ces récits n’étaient pas exempts de détails contradictoires qui ne pouvaient être
éliminés que par une véritable familiarité avec le camp d’Auschwitz.
Familiarité que la lecture d’ouvrages scientifiques et de récits de déportation ne permettait pas entièrement d’acquérir. C’est pourquoi, tirant parti du désir des survivants du convoi de voir paraître enfin le livre promis par Roger Arnould, je me suis tournée vers eux, afin qu’ils m’aident dans cette entreprise et me secondent dans l’indispensable évaluation des sources orales.

Le dialogue avec les rescapés du convoi

Les bras tatoués de quatre « 45000 »

Ce dialogue a été favorisé par l’organisation qu’ils s’étaient donnée. Outre les liens que chacun avait conservés avec tel ou tel compagnon d’infortune, un certain nombre de “ 45 000 ” avaient pris l’initiative, en 1960, de réunir les survivants et les parents des rescapés dont ils avaient pu
retrouver la trace. (…) En 1987, ces rencontres étaient placées sous la responsabilité de Fernand DevauxLucien DucastelGeorges Dudal et André Montagne
Ceux-ci m’offrirent d’emblée leur aide pour faciliter mes recherches. Ils m’apportèrent leur caution auprès de leurs compagnons de déportation, lorsque je leur fis parvenir un long
questionnaire. Ils m’invitèrent en mai 1987 et en juillet 1992 aux pèlerinages qu’ils organisèrent à Auschwitz.

Grâce à André Montagne  j’ai pu joindre aisément Hermann Langbein et Kazimierz Smolen.
En retour, je communiquais aux “45000” les résultats de mon enquête qui, en s’élargissant aux associations départementales de déportés, aux services d’état-civil municipaux et départementaux de documentation, aux historiens régionaux, me mettait en rapport avec les quelques survivants dont ils ignoraient l’adresse et avec d’autres familles de disparus. Ainsi s’établit, au fil des mois et des années, une réciprocité concrète et immédiate entre le travail de l’historien et leurs efforts pour maintenir la mémoire de leur convoi.

(…) Fernand DevauxLucien DucastelGeorges Dudal et André Montagne acceptèrent de discuter avec moi, durant de longs après-midi d’étude, de l’exactitude des témoignages déjà recueillis, rassemblés dans un document que j’adressais préalablement à chacun d’eux. Ces séances fonctionnèrent sans heurts avec ces hommes habitués à travailler ensemble et unis par de très forts liens d’amitié. Les premières journées, consacrées à la reconstitution minutieuse de l’entrée des “ 45 000 ” dans l’univers concentrationnaire, s’avérèrent particulièrement fructueuses.
Certes, tout ne pouvait être vérifié au niveau factuel. Mais ce qui importait était la véracité des informations qui, au delà de l’événement, étaient
transmises par ces témoignages. Ces échanges furent, pour moi, une véritable initiation au camp d’Auschwitz. Elles me permirent également
d’apprécier la fiabilité de chaque rescapé, en tant que témoin. Et, plus généralement, elles furent l’occasion de mesurer les difficultés que je
devais surmonter dans le traitement des sources orales.

La fragilité des témoignages

La première de ces difficultés fut l’établissement de la chronologie, en raison des écarts constatés entre les différents témoignages. Pour prendre
l’exemple des premiers temps de cette déportation, certains “ 45 000 ” avaient estimé à quelques jours, d’autres à une ou deux semaines, d’autres enfin à un mois ou même à quarante jours, le laps de temps durant lequel ils furent séparés en deux groupes et répartis entre le camp principal et son annexe de Birkenau. Sans doute, les témoignages les plus fiables me conduisaient à fixer le moment de la séparation au soir du 13 juillet 1942.

Mais plusieurs “45 000” avaient signalé, qu’à leur retour au camp principal, ils avaient vu deux pendus devant les cuisines.
Or, cette pendaison se trouvait mentionnée dans le Kalendarium d’Auschwitz à la date du 14 juillet 1942. Fort opportunément, la découverte dans les archives du camp d’Auschwitz de la fiche du kommando
dans lequel André Montagne avait été intégré, au lendemain de son retour à Auschwitz-I, a confirmé la date du 13 juillet 1942[5].
Cette trouvaille donnait à penser que les témoignages des “ 45 000 ”, une fois soumis à la critique historique, pouvaient, au niveau factuel, constituer une source efficace d’information. Cependant, elle montrait à quel point la mémoire du temps vécu pouvait être distendue en situation extrême.
Pour un certain nombre de ces hommes, les premiers jours passés à Birkenau sous les coups, dans la panique et dans l’horreur, s’étaient dilatés en interminables journées dont ils avaient multiplié le nombre. Puis, plus tard, avec la monotonie des jours, le temps leur semblera s’être rétréci. Et, pour quelques-uns, ce furent des mois entiers de leur déportation qui disparurent de leur mémoire.
La seconde difficulté résidait dans les lacunes que contenaient ces témoignages. Certaines d’entre elles étaient involontaires. Ainsi, pour reprendre
l’exemple déjà cité, il est frappant de constater que tous les “ 45 000 ” ont raconté, avec force détails, les conditions éprouvantes de leur transport, la brutalité des SS et de leurs adjoints, les premiers matraquages, l’atmosphère terrifiante de Birkenau, la saleté repoussante de ce camp, son odeur indéfinissable, les premiers suicides, la présence des morts devant les blocks et les massacres dans les kommandos. Souvenirs qui s’étaient d’autant mieux gravés dans leur esprit qu’ils furent réactivés, au cours des mois suivants, par la répétition de scènes analogues.
Par contre, rares furent les “45 000” ayant mentionné la séance de photographie et, seule, une minorité se rappelle avoir porté, pendant un temps, le triangle vert des prisonniers de droit commun. Bien plus, aucun d’eux n’a pu déterminer exactement à quelle date exacte ils l’échangèrent contre le triangle rouge des détenus politiques. Est-ce parce que, sur le moment, ils en ignoraient le sens ?

A côté de cette première catégorie de lacunes, on en trouve d’autres, volontaires. Elles portent notamment sur la question de la sexualité sur laquelle un seul d’entre eux s’est exprimé longuement. Mais ses compagnons le considèrent, du fait de ses traits de caractère, comme peu représentatif
de leur convoi. Les silences des “ 45 000 ” viennent aussi du secret qu’ils ont tenu à garder sur les défaillances de certains de leurs camarades qui, arrivés au bout de leurs forces, étaient devenus des “musulmans” et avaient perdu leur dignité d’homme. Au-delà, l’historien de la Déportation se heurte au problème de l’indicible. Domaine devant lequel il est mal armé et dont il cherche, cependant, à repousser les limites.

Restituer l’univers concentrationnaire

La troisième difficulté tenait à la nécessité de restituer l’univers concentrationnaire. (…) En l’occurrence, le sujet même de ce travail, et notamment l’étude des causes de décès et des facteurs de survie des “ 45 000”, ne tolérait aucune esquive. Pour évoquer ces tourments, le mieux était effectivement de donner la parole aux rescapés : le travail de l’historien consistant alors à insérer les témoignages préalablement vérifiés dans le cours de la narration et à l’appui des analyses. Mais là encore, devant mon inexpérience du monde concentrationnaire et devant la rareté des spécialistes français de ce sujet, il m’a semblé que ces analyses devaient être aussi confrontées à l’expérience des survivants des camps nazis. C’est pourquoi, resserrant mes liens avec les “ 45 000 ”, j’ai décidé de jouer pleinement avec eux la carte de la transparence, de la confiance et du dialogue.

C’est ainsi que j’ai présenté mon travail, au fur et à mesure de sa rédaction, à Fernand Devaux, Lucien Ducastel, Georges
Dudal
, André Montagne et à René Aondetto, en les invitant à me communiquer leurs remarques. J’ai, de plus, montré mon manuscrit à d’anciens déportés, internés dans d’autres camps et possédant des connaissances étendues sur l’histoire de la Déportation et des camps nazis, tels Pierre Serge Choumoff, Maurice Cling, Anise Postel-Vinay et Maurice Voutey. Pour les “ 45 0000 ”, qui acceptèrent aussitôt ma proposition, cette demande se situait dans la logique du contrat moral qui me liait à eux, depuis que j’avais accepté d’écrire l’histoire de leur convoi. Pour ma part, le fait d’avoir inscrit, à partir de 1990, ma recherche dans le cadre d’une thèse de doctorat me donnait la faculté de faire valoir, auprès d’eux, les
exigences d’une démarche scientifique et la nécessité de se plier aux impératifs du métier d’historien.
Ce dialogue constant avec les déportés fut incontestablement fécond. Et, à mesure que progressaient mes connaissances sur le système concentrationnaire et mon intimité avec l’univers d’Auschwitz, les “45 000” en élargissant spontanément le
champ de leurs confidences, me permirent de mieux percevoir les ressorts psychologiques du comportement des concentrationnaires. Grâce à eux,
j’ai pu pénétrer en pensée dans le camp d’Auschwitz et tenter une analyse de certains aspects de son univers [6].

Il faut dire aussi l’important soutien moral que m’apportèrent ces déportés au cours de ces longues années de recherche qui furent pour moi une épreuve, difficile, douloureuse, profondément traumatisante. Ils me donnèrent la possibilité de parler librement avec eux de ce monde qu’il me fallait “comprendre” et tenter de restituer, alors même qu’il constitue une transgression des valeurs sur lesquelles se fondent notre civilisation et notamment la déontologie du métier d’historien. La qualité de ces hommes et de ces femmes, leur aide généreuse qui les exposait pourtant à
de nouveaux cauchemars, étaient la démonstration vivante et quotidienne que l’être humain pouvait ne pas être écrasé par la machine
concentrationnaire et préserver, jusqu’au bout, son humanité.

L’historien “ trouble-mémoire ”

Une telle intimité avec un tel objet d’étude et une telle proximité avec les acteurs-témoins ne sont, certes, pas sans revers. Car l’historien ne peut se contenter de s’imprégner de son sujet. Il doit observer, vis-à-vis de lui et de ses sources, une distance critique et viser l’objectivité. Entreprise particulièrement délicate dans le cas de la Déportation, car ce champ de recherche ne saurait être considéré comme un sujet d’histoire ordinaire. Notamment, parce qu’il implique un investissement personnel considérable et possède une dimension éthique incontournable. Mais aussi parce que l’historien de la Déportation, tout comme l’historien de la Résistance, travaille “ sous influence ” et “ sous surveillance ”, tributaire des témoins dont il doit “ mériter ” la confiance, tout en se gardant d’en être le simple porte-parole.

Enfin, parce qu’il ne peut, ni ne veut, se défaire du respect qu’il ressent pour les victimes de ce drame. Dans le cas de la présente recherche, les
conditions dans lesquelles celle-ci s’était engagée – prendre la relève d’un ancien déporté, accepter de faire un travail de commande, être
sensible à la demande des “ 45 000 ” et de leurs familles que cette déportation, ignorée ou parfois méprisée, soit enfin reconnue [7] 
– ne pouvaient que renforcer cet inconvénient. Dès lors, n’était-ce pas aggraver cette dépendance que d’adopter une telle méthode de travail ?
Dans le quasi-désert où se trouvait l’histoire de la Déportation politique en France, il fallait choisir. Ou se priver des sources nécessaires pour réaliser cette recherche et prendre le risque de passer à côté de son sujet, d’y laisser subsister des erreurs qui lui feraient perdre de sa crédibilité.
Ou accepter de subir la pression des déportés et d’être confrontée aux tensions qui naîtraient inévitablement de l’opposition entre la démarche des “45 000 ”, centrée sur la commémoration, et celle de l’historien dont les objectifs, les méthodes, le langage et les analyses pouvaient ne pas être compris et l’exposaient à jouer le rôle de “ trouble-mémoire ” [8].

Roger Arnould et Claudine Cardon-Hamet à Rambouillet, chez Roger Arnould

Ces tensions n’ont pu être évitées. Elles ont porté sur trois registres différents. Le premier fut celui des malentendus autour du vocabulaire, malentendus faciles à éliminer dès leurs premières manifestations.

Le second, plus important, fut celui des délais qu’exigeait une démarche scientifique, la thèse apparaissant à certains comme un détour inutile ou comme un excès de zèle, lorsque ses nécessités entrèrent en contradiction avec leur compréhensible impatience de voir paraître, enfin, l’ouvrage
promis, depuis 1972, par Roger Arnould.

Le troisième registre fut celui des discussions portant sur la politique du Parti communiste, aux débuts de la Seconde guerre mondiale, et sur le problème de l’extermination dans les camps de concentration nazis. L’intérêt de ces confrontations a été indéniable. Elles m’ont obligée à approfondir mes analyses et à en clarifier l’expression. Elles m’ont permis de saisir l’importance qu’il
fallait accorder à l’expérience des déportés, mais aussi aux limites du vécu, trop souvent généralisé par les individus, à partir de leur seule situation. (…)

Les caractères spécifiques de ce convoi, sa singularité à Auschwitz et le sens de la solidarité qui rapprochaient la plupart de ses membres, la volonté des survivants de perpétuer le souvenir de leurs camarades disparus, ont permis d’allier – grâce aux échanges décrits plus haut – le travail de
mémoire et les indispensables exigences de l’étude historique.

[1] Cette appellation vient de l’habitude prise par le déportés de se désigner par la série d’immatriculation de leur convoi.
[2] Danièle Voldmann (dir) « La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales », Les cahiers de l’IHTP, CNRS, novembre.
1992.
[3] Philippe Burrin, « L’historien et l’historisation », Ecrire l’histoire du temps présent, Paris CNRS, 1993, p. 80-82.
[4] A ces premiers témoignages sont venus s’ajouter ceux recueillis par Roger Arnould, ancien déporté de Buchenwald, qui le premier eut l’idée de
cette recherche, et ceux que j’ai moi-même sollicités.
[5]  Ce qui laisse à penser que la pendaison a eu lieu plus tôt que ne l’indique le Kalendarium, basé lui-même pour une grande partie sur les
témoignages.
[6]  Peut-être faut-il aussi mentionner la « justesse du ton » relevée, à maintes reprises, par les anciens déportés ayant lu cette étude.
[7] Méprisée dans la mesure où ces otages étaient considérés, par certains, comme des hommes qui n’avaient pas été déportés pour faits de
résistance.
[8] Pierre Laborie, « Histoire et résistance : des historiens trouble-mémoire », Ecrire l’histoire du temps présent, op. cit., p.
133-141.
[9] Pierre Vidal-Naquet, en préface au livre de Geneviève Decrop, Des camps au génocide, la politique de l’impensable, Paris, PUG, 1995, p. 9.

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