André Montagne avait souhaité que je sois celle qui « parle de lui » lors de ses obsèques. On lira ci-dessous cet hommage prononcé le 17 mai 2017 au cimetière du Père Lachaise en présence de son épouse Pauline.  Ont ensuite tour à tour pris la parole avec émotion : Serge Frydman, co-créateur du « Comité Pour la Mémoire d’Auschwitz » (CPMA),  Yves Jégouzo président de l’Association « Mémoire vive des convois des 45.000 et 31.000 d'Auschwitz-Birkenau» et Raphaël Esrail, président de l’« Union des déportés d’Auschwitz » (UDA). Parmi l’assistance : son camarade de déportation Fernand Devaux, âgé de 95 ans, désormais un des deux derniers survivants du convoi du 6 juillet 1942 (il est décédé le 31 mai 2018), Yvette et Claudine Ducastel (veuve et fille de Lucien Ducastel), des enfants et petits enfants de « 45.000 » et de « 31.000 », la fille adoptive d’André, Claude Spaperi, la famille de Pauline Montagne.

Claudine Cardon-Hamet

André Montagne, s’est éteint dans son sommeil au matin du vendredi 12 mai 2017.
Il était dans sa quatre-vingt-quatorzième année. Lorsqu’il apprit, en 2010, qu’il était atteint de la redoutable maladie d’Alzheimer, il a regardé la mort en face – comme il avait dû et su le faire, à 19 ans en raison de sa déportation à Auschwitz,  le 6 juillet 1942. Dès ce moment, André a minutieusement organisé sa disparition. Il a transmis ses archives. Et s’est tourné vers moi pour que je sois « celle qui parlerait de lui » au moment de cet ultime adieu.

André n’aimait pas se raconter, ni se mettre en scène au point qu’il acceptait rarement de témoigner en public sur sa déportation – lui qui a consacré tant de temps et tant d’énergie pour faire connaître l’histoire de son convoi et pour qu’hommage soit rendu à ses camarades de souffrance.

J’ai rencontré André Montagne pour la première fois, en juin 1986 lorsqu’il est venu me solliciter pour mener à leur terme les recherches sur l’histoire de son convoi, commencées en 1970 par Roger Arnould, ancien déporté de Buchenwald et documentaliste à la FNDIRP. Tirant partie des premières découvertes de Roger Arnould, André avait rédigé un long et remarquable article sur cette déportation singulière et largement ignorée.
Le quotidien « Le Monde » publia cet article le 20 juin 1975. Quand les forces de Roger Arnould diminuèrent, André dût se résoudre, avec l’aide de Marie-Elisa Cohen, déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943 au titre de la Résistance, à se mettre en quête d’un historien – ou d’une historienne – capable de faire aboutir le projet initial de Roger d’Arnould : écrire un livre de niveau universitaire sur le convoi des « 45 000 », ainsi nommés
en raison de la série de leur immatriculation à Auschwitz.
On ne peut parler d’André sans donner une large part à l’évocation de sa déportation. Dès notre première rencontre, il m’avait dit une chose surprenante. « Ma déportation à Auschwitz a été une véritable chance pour moi ».
C’est en apprenant à le connaître pendant les longs moments où il m’a accompagnée dans les centres d’archives, et en reconstituant le parcours de sa vie pour écrire sa biographie, que j’ai compris qu’il ne s’agissait nullement d’une boutade.

Je ne donnerai que quelques éléments de son parcours car sa biographie est accessible sur plusieurs sites Internet : celui de l’association « Mémoire Vive des convois des « 45 000 » et des « 31 000 » d’Auschwitz-Bikenau », sur celui du « Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah-Amicale
d’Auschwitz
» et bien entendu sur le site que j’ai créé avec Pierre Cardon, mon mari, sous le titre « Déportés Politiques à Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 ».

André était issu d’une famille ouvrière de Caen. Il avait été fortement marqué par la personnalité de son père, qui travaillait à la Société métallurgique de Normandie, (la SMN) à Mondeville. Parfois, il l’accompagnait dans les réunions de la section syndicale CGT dont son père était trésorier.
Il y côtoyait des militants de valeur, attachés à la dignité et à la défense des droits des ouvriers, à l’esprit de solidarité et au rêve d’une société plus juste et plus humaine.
En 1939, à l’issue de ses études secondaires, André avait travaillé d’abord comme postier-auxiliaire, à Caen-gare jusqu’au 10 juillet 1940, puis comme électricien avec son père, qui, en raison de son licenciement de la SMN pour fait de grève, le 30 novembre 1938, était devenu un électricien indépendant.

Membre des Jeunesses communistes, André avait continué d’y militer clandestinement après l’interdiction des organisations communistes le 26 septembre 1939. C’est à ce titre qu’il est arrêté le 28 janvier 1941, par la police française. Inculpé, avec 7 de ses camarades, pour «reconstitution de ligue dissoute, propagation des mots d’ordre de la IIIe Internationale, détention de tracts et collage de papillons», il est condamné à 8 mois de prison puis libéré le 31 juillet 1941. Connu désormais par la police française comme un « communiste actif depuis l’Armistice », il entre dans les critères de l’occupant pour la désignation des otages destinés à être fusillés ou déportés, en représailles des attentats et des sabotages organisés par de petits groupes de résistants communistes à partir de l’été 1941.
Les 16 et 30 avril 1942, le train de permissionnaires allemands de la ligne Maastricht – Cherbourg déraille. Le bilan total est lourd parmi les soldats allemands : 38 morts et 41 blessés. Hitler ordonne l’exécution massive d’otages et la déportation de 1000 communistes. Des dizaines d’arrestations de communistes et de Juifs ont lieu dans le département du Calvados au cours des premiers jours de mai. Des otages sont fusillés. 80 autres otages (communistes, Juifs, opposants au nazisme) doivent à leur tour être exécutés. André Montagne fait partie de ceux-là. Mais peu de temps avant leur départ pour le camp de Compiègne le 5 mai, un officier allemand leur apprend qu’ils ne seront pas fusillés, mais déportés.
André quitte le camp puis la gare de Compiègne, le 6 juillet 1942, dans un convoi qui rassemble 1175 hommes – dont un millier de communistes et une cinquantaine de Juifs – au nom de la lutte contre le « Judéo-bolchevisme » jugé responsable au yeux de Hitler des attentats et de des sabotages.
Avec les exécutions massives d’otages qui se poursuivront, ce convoi fait partie du dispositif de représailles contre les débuts de la lutte armée communiste.
Le train arrive à Auschwitz, le 8 juillet 1942.
Il est impossible ici d’évoquer les deux années de détention d’André Montagne au camp principal d’Auschwitz, son évacuation et sa libération par
l’armée américaine le 5 mai 1945. Mais on peut compléter les biographies que j’ai citées par la lecture de l’un de mes deux livres : « Mille otages pour Auschwitz » et « Triangles rouges à Auschwitz » pour comprendre ce qu’il a enduré. Rapatrié par l’armée française, André est conduit à l’hôtel Lutétia le 25 mai 1945. Il a alors 22 ans et demi. Il faisait partie des 119 rescapés du convoi sur les 1170 qui entrèrent dans le camp d’Auschwitz le 8 juillet 1942.
Aujourd’hui il n’en demeure plus que deux, dont Fernand Devaux, présent à cette cérémonie.
De sa détention à Auschwitz, je ne retiendrai que quelques moments forts qui permettent de comprendre quel fut le comportement d’André Montagne dans ce camp destiné à déshumaniser et à détruire. J’ai souvent interrogé André sur les raisons de sa survie.

Ses réponses ont été multiples. Il m’a dit : la chance, le hasard. Il m’a dit qu’au moment de l’interrogatoire d’identité, à Birkenau, il s’était déclaré électricien, car il avait acquis auprès de son père, des notions suffisantes pour réussir le test de validité (une épissure) qu’on lui fit subir. Ce qui lui valut d’entrer dans un Kommando du camp principal au lieu d’être affecté au camp secondaire de Birkenau au régime encore plus meurtrier.
Il m’a dit aussi qu’à son âge, il pensait qu’il ne pourrait pas mourir. Qu’à 20 ans, on se croit immortel.
Il avait cette envie de vivre qui favorise l’initiative et décuple les forces.
Il m’a aussi beaucoup parlé de solidarité. Une solidarité quasiment impossible à concevoir et à organiser à Auschwitz, en particulier en 1942.
Mais il m’a dit qu’il avait été en contact, dès octobre 1942, avec des membres du Comité international, un réseau de solidarité et de résistance, récemment créé par quelques détenus communistes autrichiens et allemands des Sudètes, autour d’Hermann Langbein, Ernst Burger…
Ces hommes très aguerris dont, certains avaient fait la guerre d’Espagne dans les Brigades internationales et avaient été internés à Dachau, voulaient sauver le maximum de vies possibles en organisant la solidarité entre détenus sur la base de leur nationalité. Ils devaient donc s’assurer du concours d’hommes courageux et loyaux, susceptibles de porter secours à leurs camarades.
Grâce à son ami Robert Lambotte, André avait reçu des rations supplémentaires de nourriture volées aux SS pour qu’avant tout, il reprenne quelques forces. Ce qui ne l’a pas empêché de tomber malade à plusieurs reprises : d’une double-pneumonie, du typhus …, Mais il avait été chaque fois sauvé au « Revier » (l’infirmerie)  par un des dirigeants du «Comité international» grâce à des médicaments volés à l’infirmerie SS.
De plus, André était caché avec quelques autres détenus dans la cave du bâtiment, qui servait de morgue, pour échapper au « verdict » des médecins SS qui venaient dans les Blocks d’infirmerie, pour y « sélectionner » les détenus les plus faibles destinés aux chambres à gaz.
Une fois rétabli, André avait été convoqué par Hermann Langbein, secrétaire du médecin chef de la garnison SS, et l’un des dirigeants du Comité
international
. Quelques jours plus tard, il était désigné comme infirmier au Block 20 de l’infirmerie. Entre mars et septembre 1943, André avait pour
mission de prendre soin des malades, en particulier de ceux qui comprenaient le français, et de tenter de les soustraire aux «sélections» meurtrières. J’ai eu le privilège d’interroger Hermann Langbein au cours de mes recherches, grâce à André.
Je lui ai demandé comment, lui et ses amis résistants, faisaient pour choisir ceux sur lesquels ils pourraient compter. C’était chose risquée car
toute trahison les aurait conduits à la mort. Il m’a répondu que c’était une question de flair. Que le régime du camp mettait les hommes tellement à nu qu’il était aisé de les juger en regardant comment ils se comportaient avec leurs gardiens et avec les autres détenus.

D’autres facteurs favorables à la survie pourraient être mentionnés. Il eut notamment la mystérieuse quarantaine des détenus politiques français survivants (environs 140 pour les « 45.000 ») au premier étage du block 11 entre le 14 août et le 12 décembre 1943 qui les isola du régime du camp, des brutalités des SS et du travail harassant. Il y eut aussi le droit d’écrire et de recevoir des colis de nourriture accordé aux détenus politiques d’Europe occidentale et qui fut appliquée à Auschwitz à partir de juillet 1943.

A son retour en Normandie, en 1945, André était très amaigri. Il a eu à cœur de renseigner les familles de ceux qui n’étaient pas rentrés. Il témoigna de la mort du poète Benjamin Fondane, qu’il avait vu partir pour la chambre à gaz, dans un article paru le 26 avril 1946 dans «Les Lettres Françaises», journal littéraire créé par des résistants en 1942.
Dans les années 1950,  André Montagne reçu la carte de «Déporté politique» puis, celle de «Déporté Résistant».
Dans les années d’après-guerre, André vint habiter à Paris où il retrouva Pierre Béteille qu’il avait connu au camp de Compiègne entre mai et juillet 1942. Il en devint le secrétaire.  Pierre Béteille (financier touche-à-tout, acteur, imprésario d’Orson Welles et de Georges Moustaki, directeur du théâtre Edouard VIl de 1944 à 1951, président du PUC), avait aussi  investi dans l’aménagement de la station de sports d’hiver de Châtel (Val d’Abondance). Cette fonction aux occupations diverses et aux domaines très variés ouvre à André Montagne de nouveaux horizons tant dans le domaine intellectuel que professionnel. Pour parfaire sa formation, il suit des cours du soir. Dans les années 1960, il entre aux éditions Hachette où il a la charge des « Guides bleus » puis  de « Hachette littérature ».

André et Pauline à Saint Malo en 2006

C’est là qu’il rencontre son grand amour Pauline Allez qu’il épouse. Il termine sa carrière comme
contrôleur de gestion.

Pendant sa retraite, André Montagne multiplie ses activités au service de la Mémoire de la déportation à Auschwitz et de l’histoire de son convoi. Il fait partie des quatre « 45.000 » qui créent au cours des années 1970, un petit comité chargé de maintenir la liaison entre les rescapés et les familles des « 45000 » disparus, d’organiser des commémorations et des visites des camps d’Auschwitz et de Birkenau.
Ses compagnons étaient Fernand Devaux, Lucien Ducastel et Roger Abada, remplacé après sa mort en 1987, par  Georges Dudal.

Cette organisation fut à l’origine de la création de la très active association « Mémoire Vive des convois des 45000 et des 31000 d’Auschwitz-Birkenau» en 1996.

Il est, avec David Badache (déporté dans le même convoi que lui comme otage Juif), à l‘initiative de l’installation à Caen, en 1982 d’une plaque rendant hommage aux otages caennais et calvadosiens arrêtés en mai 1942 avant
leur transfert à Compiègne.
André Montagne fut Secrétaire général-adjoint de l’Amicale d’Auschwitz durant les années 80. Et également vice-président du Comité International d’Auschwitz entre 1984 et 1993.

Le 7 janvier 2004, il est fait chevalier de la Légion d’honneur par Gisèle Guillemot, caennaise déportée-résistante.

André Montagne n’est plus.

Il était quelqu’un de bien. Sa grande modestie cachait un homme d’une grande valeur humaine, faite de courage et de loyauté, d’intérêt et de gentillesse envers les autres, alliée à une vive intelligence et une vaste culture. Durant les longues et douloureuses années qui me furent nécessaires pour écrire l’histoire du convoi des « 45 000 », il m’a apporté une aide sans limite et une confiance sans failles. Il était devenu un ami très proche, presque un frère malgré notre différence de génération.

André Montagne est de ceux que l’on ne peut oublier.

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