André Montagne, un des huit rescapés caennais et calvadosiens du convoi du 6 juillet 1942 à destination d’Auschwitz, a rédigé de nombreux témoignages concernant la mort de ses 72 camarades à l’intention de leurs familles. Il se souvenait de beaucoup d’entre eux. Ces témoignages ont été publiés dans l'Avant-propos du livre "De Caen à Auschwitz" (1)
« C’est pendant l’été 1943 qu’Aragon écrivait son admirable et bouleversant poème (« Le Musée Grévin »), inspiré par les dramatiques informations parvenues en France, sur le calvaire, déjà meurtrier pour la majorité d’entre elles, vécu à Auschwitz-Birkenau par les 230 femmes parties du fort de Romainville le 24 janvier 1943. On le voit, Aragon ignorait alors tout de l’existence du convoi des 1170 hommes arrivés de Compiègne à Auschwitz le 8 juillet de l’année précédente : le convoi dit des « 45 000 » en raison de leurs immatriculations, cette autre « équipe de France » dont, en août 1943, les survivants furent rassemblés.
Ils n’étaient plus alors que 140, un peu plus du dixième seulement de l’effectif initial. C’est dire les atroces conditions auxquelles les SS les avaient soumis. Avec une grande force d’expression poétique, les vers d’Aragon disent bien, en tout cas, la sinistre réalité d’Auschwitz.
Quatre-vingts de ces déportés de France en juillet 1942 étaient Caennais, Calvadosiens, otages désignés deux mois plus tôt par représailles, sur ordre de la Feldkommandantur caennaise.
J’étais l’un deux. J’avais à peine vingt ans.
J’ai connu tous les visages de mes soixante-dix-neuf compagnons et beaucoup de leurs noms, soit pendant les jours qui ont suivi à Caen, début mai 42 nos arrestations et notre rassemblement, en particulier dans le bâtiment dit alors du « petit lycée », soit lors des deux mois de notre internement au camp de Royallieu à Compiègne dans le bâtiment C5, séparés de nos camarades Juifs restés proches, mais enfermés derrière d’autres barbelés.
A Auschwitz, notre convoi a été dispersé dans de multiples kommandos : la moitié environ à Auschwitz I, le camp principal, l’autre moitié à Birkenau, le camp annexe où la mortalité a atteint un monstrueux sommet : à peine 5 % de survivants ! Le groupe des Caennais et Calvadosiens n’a pas été épargné et a été décimé dans les mêmes proportions que l’ensemble du convoi : dix d’entre nous seulement survivaient au début de l’été 1943, un an après notre arrivée à 80. Deux encore de ces dix-là ont disparu avant la libération des camps, au printemps 1945.
Huit seulement ont donc connu la joie de la liberté retrouvée.
Il n’y a plus aujourd’hui que deux survivants. Je suis l’un de ces deux-là, l’autre est notre camarade Jules Polosecki, maintenant âgé de 92 ans. Il vit aux Baléares et ne nous a pas donné de ses nouvelles depuis quelque temps. Tout près de soixante années ont passé depuis cette tragédie et le temps a fait son œuvre : ma mémoire est défaillante lorsqu’il s’agit aujourd’hui d’évoquer le souvenir de la plupart de mes compagnons. De quelques-uns cependant j’ai encore une image assez précise. Je pense d’abord à ceux d’entre eux qui sont morts au camp, leurs corps brûlés dans les crématoires de Birkenau. Je leur dédie ces vers du poète de langue allemande Paul Célan : Alors vous montez en fumée dans les airs. Alors vous avez une tombe au creux des nuages. Là où l’on n’est pas serré (traduction)
Je voudrais donc évoquer simplement la mémoire de ceux-là dont je me souviens :
Jean Doktor (46 316) dont j’ai découvert en étudiant il y a vingt ans la « Chronique des événements d’Auschwitz » qu’il avait été abattu (assassiné !) au cours d’une soi-disant « tentative de fuite » (auf der Flucht erschossen). Mort le 28 juillet 1942, vingt jours après notre arrivée au camp. Il avait 32 ans.
Docteur Raphaël Pecker (46 304) : son domicile à Caen, rue des Jacobins, était tout proche du nôtre. Nous avons été amenés ensemble au Commissariat central dans la nuit du 1er au 2 mai. Son épouse avait été mon institutrice à l’Ecole Primaire de la S.M.N. à Mondeville. J’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Il est décédé en août 1942, âgé de 51 ans.
André Ridel (46 057 ?) de Mézidon : arrêté pour d’obscures raisons, c’était un personnage truculent, sympathique, inoubliable. Décédé le 20 août 1942, âgé de 37 ans.
Emmanuel Desbiot (45 459 ?) : mon professeur d’anglais à l’Ecole Primaire Supérieure de Caen de 1935 à 1939. De santé fragile il a été emporté dès le 25 août 1942, âgé de 43 ans.
Joseph Besnier (45 238) et Raymond Guillard (45 641) : mes deux camarades. impliqués comme moi en 1941 dans la même affaire des Jeunesses communistes clandestines et comme moi condamnés à de longs mois de prison. Joseph, le doux, le gentil cordonnier de Mondeville est décédé le 19 septembre 1942. Il n’avait que 21 ans. Raymond, Caennais, handicapé léger, ne pouvait survivre aux conditions de Birkenau où il est mort à une date imprécisée, sûrement courant octobre 1942. Il avait 25 ans.
André Félix (45 533) de Fleury-sur-Orne : son petit-fils Didier a un tel culte pour sa mémoire, il m’en a tant parlé et j’ai si souvent vu sa photo que tout se passe comme si je l’avais bien connu. Il est mort le 17 octobre 1942, âgé de 38 ans.
Etienne Cardin (45 329) : responsable à Caen de l’Union locale des syndicats CGT, je l’ai souvent rencontré au cours des mois qui ont précédé la guerre en accompagnant mon père, lui-même militant syndicaliste, chassé de la S.M.N. pour avoir été l’un des meneurs de la grève historique du 30 novembre 1938. Décédé le 19 octobre 1942, il était âgé de 47 ans.
Marcel (45 379) et Lucien (45 378) Colin : les deux fils du directeur de l’Ecole Primaire Supérieure de Caen à la place duquel ils auraient, semble-t-il, été arrêtés. Je les ai bien connus à la Sup’ avant la guerre. Ils étaient deux charmants garçons dont la disparition a été une tragédie pour leurs parents. Morts respectivement le 4 novembre 1942 et le 18 janvier 1943. Marcel à 22 ans. Lucien n’avait pas vingt ans.
Marcel Nonnet (45 929) : très sympathique cheminot de Mézidon que j’ai beaucoup fréquenté à Compiègne. Ses descendants, filles et petits-fils cultivent pieusement sa mémoire. Agé de 32 ans, il est mort à Birkenau le 16 janvier 1943.
Adolphe Vasnier (46 178) de Caen : j’ai le souvenir d’un bon vieux camarade. Pourtant je vois qu’il n’avait que 40 ans quand je l’ai connu, malade, au block 20 du Krankenbau (l’hôpital !) d’Auschwitz I. Il avait fait, comme marin une campagne au Groenland sur le célèbre « Pourquoi pas ? » du commandant Charcot. Il est mort le 15 mars 1943 à deux paillasses de la mienne. Je lui ai fermé les yeux.
Roger Pourvendier (46 008), né et domicilié à Caen : il était des 140 survivants du convoi rassemblés en quarantaine au block 11 de la mi-août à la mi-décembre 1943. Souffrant de la malaria, il a été transféré plus loin encore à l’Est au camp de Lublin – Maïdanek – où il est mort le 23 janvier 1944, âgé de 38 ans.
Maurice Le Gal (45 767) de Mondeville : nous avons été très proches pendant les cinq premiers mois de notre déportation. Tous deux affectés au kommando des électriciens et travaillant souvent ensemble. En particulier, à Birkenau en 1942. Fin août début septembre (?), nous avons installé ensemble la ligne destinée à alimenter en énergie électrique le chantier de construction du Krématorium III (celui dont les ruines sont aujourd’hui à droite du Monument International). Acteurs et complices malgré nous de la Shoah puisque nous étions totalement ignorants de la destination criminelle du bâtiment à venir où, pendant près de deux ans, des milliers et des milliers d’innocents de tous âges ont été amenés pour être gazés et réduits en cendres. Il a fait partie de la trentaine de 45 000 transférés d’Auschwitz à Sachsenhausen fin août 1944, puis à Heinkel en février 1945, puis ensuite à Trebnitz. Au début mai, dans les tous derniers jours de la guerre, il meurt dans des circonstances inconnues au cours de l’évacuation vers Hambourg. Après trois ans de déportation, il disparaît à la veille de sa libération. Je ne sais pas de fin plus triste. Elle m’a beaucoup peiné. Maurice était alors âgé de 47 ans.
Des 80 Caennais et Calvadosiens déportés à Auschwitz début juillet 1942, huit seulement (un sur dix !) ont dont échappé à la barbarie des SS. Six d’entre eux sont disparus depuis leur retour des camps. Evoquons-les :
Marcel Cimier (45 371), né en 1916 et domicilié à Caen. Je l’ai bien connu et j’ai de lui un souvenir tout particulier qui date de l’automne 1943 quand les survivants de notre convoi (140 alors) ont été rassemblés au block 11 pour une quarantaine qui a duré quatre mois et dont les raisons restent mystérieuses. Un soir, alors que nous étions déjà allongés sur nos châlits, Marcel Cimier qui s’était procuré un accordéon – je me demande toujours comment – nous a joué quelques-uns des airs classiques du bal musette : puissante et nostalgique évocation des bals populaires de la France. Plus d’un alors, j’en suis sûr, a versé une larme. Depuis, j’adore l’accordéon que je n’aimais pas avant ces moments inoubliables et je suis toujours ému quand j’entends « Reine de Muselle », « Perles de Cristal », « Le Dénicheur », etc. Il est décédé le 11 octobre 1962.
Eugène Beaudouin (45 207), né en 1907, il avait été docker au port de Caen. Il habitait Mondeville. C’était le genre d’homme qu’on n’oublie pas : « grande gueule » et cœur d’or. Une force de la nature, pétri de bonté. Je ne l’ai revu malheureusement qu’une seule fois à Caen, après la guerre, en 1950, peut-être. Il se serait mis en quatre pour aider, pour faire plaisir. Je ne l’oublierai pas. Il est décédé le 25 février 1963, âgé de 56 ans.
Charles Lelandais (45 774) né à Colombes en 1909. Je ne connais qu’un épisode de son parcours d’homme libre. Autour des années 60-70, j’ai eu la surprise d’apprendre qu’il était employé de bureau dans une entreprise parisienne très connue d’organisation de concerts classiques et de conférences dont le siège était à la Salle Pleyel, entreprise avec laquelle j’étais professionnellement en rapport. Je ne me souviens pas avoir eu un contact direct avec lui. Je ne sais pas où il est décédé le 7 février 1982, âgé de 73 ans.
Pierre Lelogeais (45 775), né à Cabourg en 1911, il y demeurait au moment de son arrestation le 2 mai 1942. Je me souviens bien de lui, physiquement. Un garçon sympathique dont je n’ai rien su pendant de longues années après notre libération. J’ai difficilement retrouvé sa trace au milieu des années 80 en recherchant son témoignage de survivant. Il habitait alors un département de l’Est ou du Sud-Est, je ne sais plus. Je l’ai entendu au téléphone, mais il était très malade, s’exprimant avec difficulté. Il est décédé le 15 février 1987 à l’âge de 76 ans.
Emmanuel Michel (45 878), né à Trouville en 1901 et y demeurant le jour de son arrestation (2 mai 1942). Cheminot. Il a été parmi les tous premiers à témoigner et à dénoncer la barbarie nazie dont il venait de souffrir en publiant une plaquette qui a eu localement un certain retentissement. Il est resté un militant de la mémoire aussi longtemps que le lui a permis sa santé. Malgré de douloureuses séquelles de la déportation, il a survécu jusqu’à un âge très avancé puisqu’il avait 91 ans quand il est décédé le 22 février 1992.
David Badache (46 267), né en 1913 à Wilno, capitale de la Lituanie. Il vient en France entre les deux guerres. En 1939, quand débutent les hostilités, il est déjà un commerçant estimé. Il est polyglotte ce qui lui permettra de suivre, pendant sa déportation. Un parcours original jusqu’à son évasion pendant l’évacuation en janvier 45 et à Cracovie libérée. De retour en France, il réanime son commerce et le conduit à la prospérité. Il devient rapidement une personnalité de la ville, préside une association de déportés, appartient à la direction du Consistoire caennais (n’en a-t-il pas été le Président ?). Bref, un notable écouté, estimé. Il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur. C’est lui qui obtient des édiles caennais, sans difficulté, la pose sur le mur du « Petit lycée » de la plaque commémorative de notre déportation dont je lui avais suggéré l’idée. C’était quelqu’un d’une grande gentillesse, d’une grande générosité et d’une fidélité sans faille à notre histoire et à ceux qui l’avaient vécue avec lui. Je l’aimais beaucoup. Il
le méritait bien. Il est décédé le 3 octobre 1999 après une longue maladie handicapante. Il était alors âgé de 86 ans.
Il y aurait sûrement à dire plus et mieux de ce groupe condamné par des barbares à disparaître dans « la nuit et le brouillard ». Le travail de mémoire auquel ce texte veut en tout cas participer est utile et nécessaire. Merci à ceux, jeunes et éducateurs, qui l’ont entrepris. Je le leur dis avec reconnaissance et affection.
Caen 2002. André Montagne – « 45 912 »
1 : In « avant-propos » du livre « De Caen à Auschwitz » ouvrage collectif réalisé par les professeurs et élèves du collège Paul Verlaine d’Evrecy, du lycée Malherbe de Caen et de l’association « Mémoire Vive », pages 5 à 7.
André Montagne est mort le 12 mai 2017.
Lire dans le site : Hommage à André Montagne
Jules Polosecki est décédé au Bourget le 19 octobre 2001.
En cas d’utilisation ou publication de ce témoignage, prière de citer : « Témoignage publié dans le site « Déportés politiques à Auschwitz : le convoi dit des 45.000 » deporte-politiques-auschwitz.fr
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