L’entrée au camp, la vie quotidienne

Nous reproduisons ici les premières pages des « Notes sur Royallieu » écrites par Claude Souef, interné à Compiègne d’avril à juin 1942 et qui fut à partir de 1947 réalisateur de cinéma, rédacteur en chef de la revue "Ciné-Club" édité par la FFCC, puis journaliste à « L’Humanité ».

Il a été arrêté le 28 avril 1942 avec son frère, Olivier Souef qui sera déporté à Auschwitz le 6 juillet 1942. Il a raconté dans ces notes leur arrestation (lire dans le site : La rafle des communistes, 28 avril 1942 à Paris), puis dans celles que nous publions ci-dessous, la description du camp et sa vie quotidienne.  Claudine Cardon-Hamet

En cas d’utilisation ou publication de ce témoignage, prière de citer : « Témoignage publié dans le site  « Déportés politiques à Auschwitz : le convoi dit des 45.000 » https://deporte-politiques-auschwitz.fr

L’entrée dans le camp

Il est désert, ou presque, c’est l’impression que je conserve, comme si on avait fait rentrer dans les baraquements tous les internés qui ne peuvent regarder notre arrivée que par les fenêtres. On nous répartit dans les blocks,  principalement dans le block C5.
Ma chambrée c’est la 7. La chambrée, c’est deux rangées de châlits superposés, séparées par un passage assez large. Au milieu il y a un poêle, une espèce de « Godin » rond.

D’après André Poirmeur « Compiègne 1939-1945 »

Les portes de la chambrée donnent sur un couloir qui d’un côté va vers les « petites piaules » où sont les responsables du block et de l’autre vers la salle des lavabos. Je partage un châlit avec mon frère, lui est en haut, moi en bas. Pas très loin de la fenêtre, à l’opposé de la porte d’entrée, ce qui est bien, quand un allemand apparaît tout à coup. Mon matricule est 3944, celui de mon frère, 3941.
Quand on arrive comme ça dans un monde nouveau, il y a un moment d’étourdissement, c’est une nouvelle vie, un stade franchi, sans retour arrière possible. Difficile à admettre, à imaginer. Pour ceux qui viennent de prison, Royallieu, c’est une espèce de liberté, ce n’est
plus l’enfermement.
Bien sûr, tous savent pourquoi ils sont là : otages, déportés ou fusillés… Mais c’est une espèce de liberté, avec l’air, la promenade, les camarades, les arbres, un paysage.

Pour ceux qui viennent d’être arrêtés c’est évidemment très différent : les barbelés, les murs d’enceinte, les chevaux de frise, les miradors, les sentinelles…

Premier appel

Tous sur la place, en rang de 5, par block. Les Allemands. Et le responsable français du camp, notre camarade, Georges Cogniot, s’adresse aux nouveaux. Je me souviens seulement du sens de ses premiers mots : »Qui que vous soyez, quelles que soient les raisons qui font que vous venez d’arriver ici, quelles que soient vos convictions, sachez que nous sommes tous embarqués sur le même bateau…« .
Puis on est reçu par les « anciens ». Dans ce camp où il n’y a rien ou presque à manger, les « anciens » nous accueillent en nous invitant à partager un repas avec eux, un ou deux nouveaux par chambrée.
Et c’est la vie quotidienne, nouvelle pour nous. La vie du camp. Réveil pour tous de bonne heure. Faire son lit, ce n’est certes, pas compliqué : une paillasse, un polochon, et une couverture, mais la paillasse doit être recouverte, la couverture bien tendue. Aller faire sa toilette, s’ébrouer sous l’eau froide d’un lavabo.
L’appel est à 8h. L’alerte est donnée dans les blocks et les chambrées quelques minutes
avant. La pagaille petit à petit s’organise sur la place d’appel, block par block, par rang de 5. Les Allemands arrivent à bicyclette, les posent le long du mur d’un block.
Un officier passe dans les rangs, accompagné d’un responsable français.
Comptage. « Rompez ». Chacun s’élance vers son block.
8 h 30, si l’appel n’a pas été interminable. Distribution du « café ». On est à la file indienne dans la chambrée. Les gars de corvée de cuisine vont de porte en porte avec une grande marmite. Chacun s’avance, tend son quart, sa gamelle ou sa boite de conserve. Après, quartier libre jusqu’à midi. Midi, même cérémonial pour la distribution de la soupe. Une louche par personne. 17 h.
Repas du soir après l’appel. Une boule de pain noir pour six ou huit avec parfois un petit cube de margarine gros comme un morceau de sucre. La margarine peut être remplacée par un peu de miel synthétique ou de la compote.
21 h. Couvre-feu. Nul ne doit plus sortir, les projecteurs des miradors balaient le camp.

Il y a plusieurs camps

Celui des Anglais, des Américains etc.. Celui des Juifs, et le nôtre. J’allais dire celui des communistes, mais ce n’est pas tout à fait
vrai, d’abord parce qu’il y a ici quelques résistants qui ne sont pas communistes et aussi des droits communs. En Mai, par exemple, arrivent quelques droits communs de la prison du Havre en même temps que des résistants de Normandie.
Dans ma chambrée on est une quarantaine. On fait vite connaissance. Quelques jeunes, pas mal de militants déjà âgés, c’est du moins ainsi que je les vois, moi qui ai 19 ans.
Personne ne raconte sa vie, on est discret. J’apprends cependant qu’un jeune s’est fait prendre pour des propos « séditieux » au
comptoir d’un café de l’Odéon « La bonbonnière ». Il y avait un mouchard parmi les clients. Mon voisin de lit, Pierre Brusa accuse sa pipelette de l’avoir dénoncé, « elle me fait toujours des vacheries ». D’origine italienne, maçon il est devenu petit entrepreneur. Il habite depuis 20 ans rue du Fg. St-Martin. Célibataire, il parle avec attendrissement du bistrot en bas de chez lui où il prend ses repas. Souvent, dans la journée, allongé sur son lit, il siffle. Son répertoire est vaste. Il me montre une photo de lui avec Frédo Gardoni. Ils suivaient le Tour de France. Lui joue du banjo. Il a des coups de cafard terrible. Souvent il longe les barbelés, le poing serré. Dans le poing une pierre entourée d’une lettre. Il a l’espoir de la lancer par-dessus les barbelés, les sentinelles, la palissade jusqu’à la route nationale qui parait proche. On aperçoit le haut des camions bâchés qui y circulent. Ou alors, allongé sur sa paillasse, couché sur le ventre, la tête dans le polochon, il marmonne en italien, sans fin.
Dès qu’il s’endort, il ronfle. De tous les coins de la chambrée les gars sifflent.
Puis ce sont des cris : »Eh le ronfleur .. Secouez-le !… » Je le secoue. Il se tait pour quelques instants. Au milieu de la nuit je n’ose pas.
Une fois je l’ai fait. Il s’est dressé, renvoyant sa couvertures : »Hein Quoi ! » terrorisé comme si on venait le chercher pour le fusiller.
Depuis je le laisse ronfler. Si un copain proteste dans la chambrée, je fais celui qui dort. Dans la chambrée, on a formé un collectif de 21, ce qui est un compte invraisemblable pour le partage. On fabrique une petite balance avec du fil de fer. En dehors de l’ordinaire, on met tout en commun. La nourriture des colis qu’on reçoit parfois des familles, et tout ce qu’on peut trouver : et les pissenlits de la cour par exemple. Une fois on a eu un colis de la Croix-Rouge : des légumes macérés dans le vinaigre, qui nous ont brûlé l’estomac pendant 2 jours.

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On a le droit d’écrire: une carte tous les 15 jours, sur des  » Kriegsgefangenenpost  – Postkarte« , de donner des nouvelles et d’indiquer ce dont nous manquons le plus, ravitaillement, vêtements ou même de faibles sommes d’argent.
On peut recevoir chaque mois deux lettres, qui seront ouvertes et tamponnées sur la lettre avec le cachet du camp, deux cartes postales, un mandat adressé à votre nom à M. le trésorier du camp, de 300 francs je crois, et deux colis de 2,5 kg. Le colis peut contenir des vêtements, de la nourriture, des livres, des cahiers et même quelques produits pharmaceutiques.

La faim, le feu

Théoriquement le feu est interdit et on n’a pas de bois. Les « individuels » font des
petits réchauds avec deux boites de conserve découpées, qu’ils alimentent avec
des brindilles ou l’écorce des poteaux qui tiennent les barbelés, arrachée quand la sentinelle s’éloigne, soit avec des chiffons humides enflammés sur lesquels ils soufflent continuellement. Le « collectif », lui, a le poêle de la chambrée, qu’on allume à la nuit, après le couvre-feu. ça réchauffe; souvent il fait froid, humide, les vêtements mouillés ne sèchent jamais complètement. Et la moindre soupe, l’eau de cuisson des pissenlits même, avec un peu de pain trempé, réconforte. La nourriture finit par devenir une obsession, le sujet de conversation le plus courant.

Même les beloteurs interrompent parfois leur jeu pour donner leur avis, leurs recettes, évoquer les festins de jadis.
Un jour en revenant de la corvée de bois, on a traversé le camp des Anglais. Ils épluchaient des pommes de terre. On a regardé. Des épluchures tellement épaisses qu’on en a parlé longtemps. Quelle soupe on aurait pu faire avec !
Le bois pour le feu, c’est un vrai problème. Une seule solution : la corvée de bois. C’est épuisant quand on est sous-alimenté, cependant ceux du collectif sont volontaires, à tour de rôle. Trois par équipe. Deux tirent sur la scie, le troisième maintient le bois, puis porte les bûches à ceux qui les fendent à la hache. Pas question de ralentir le rythme, de s’arrêter, la sentinelle veille, mais
vers la fin on s’isole derrière le tas de bois sous prétexte d’aller pisser, et on vole quelques bûches de bois pour le feu, c’est un vrai problème. Pour ceux qui ont des golfs pas de problème, les autres mettent le bas du pantalon dans leurs chaussettes pour coincer les bûches contre la jambe. Parfois, en marchant, un rondin se met en travers et donne une drôle d’impression de tibia cassé.
Pas toujours facile à arranger discrètement. La corvée est surveillée par des soldats armés et nous somme fouillés, théoriquement, à la rentrée dans notre camp, mais si le travail a été fait dans le temps voulu, les sentinelles se contentent de nous compter.
Dans la chambrée, chacun sort le bois récupéré. Un copain qui a emprunté une veste militaire trop grande pour lui, l’ouvre. Il a un véritable corset de petites bûches, tout autour de la taille, coincées dans la ceinture, cachées par la veste ample bien fermée. On cache le bois sous les paillasses.

Lire dans le site la suite du récit de Claude Souef

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