Le Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah-Amicale d’Auschwitz (1) a publié sur son site, le 8 juin 2018, le témoignage écrit de Fernand Devaux,  ouvrier métallurgiste puis professeur  e l’enseignement technique, résistant, interné dans des camps français, puis déporté à Auschwitz-Birkenau dans le convoi du 6 juillet 1942. Nous le publions ici.  Des précisions historiques ont été insérées entre [...] 
Claudine Cardon-Hamet

Naissance d’un engagement

Je suis né le 3 janvier 1922 à Guingamp (Côtes d’Armor), le petit dernier d’une famille de quatre enfants. Mon père est employé des Chemins de fer, ma mère assume la lourde charge de gestion de cette maisonnée. Mon père décède en 1930, j’ai huit ans. En 1931, nous quittons la Bretagne dans l’espoir d’une vie meilleure ou, pour le moins, plus facile.
Nous débarquons à Saint-Denis. Quel choc pour moi ! C’est un véritable déracinement. J’ai perdu mes repères. Mais, très vite, je serai happé par cette
vie trépidante et cet esprit de lutte pour l’amélioration de ses conditions de vie que menait cette population laborieuse (chômeurs, gaziers, cheminots, terrassiers, immigrés espagnols, italiens, polonais).
Les enfants ne vivent pas hors des difficultés de leurs parents, il les vivent. L’école est un lieu de débat (à son niveau) et parfois de heurts. La vie des
parents est rude, les luttes sont rudes. J’ai rencontré cette même dureté à l’école.
La vie quotidienne à Saint-Denis m’a conduit, inexorablement, sur le chemin des luttes politiques et syndicales. Je vais vivre intensément cette période qui nous conduit à la guerre, l’illégalité du Parti communiste, la défaite, l’occupation, les premiers balbutiements de la Résistance, l’arrestation, la prison, les camps d’internement, la déportation, le retour et le reprise du combat commencé dans ma tendre jeunesse.

En 1933, une manifestation de chômeurs de la région parisienne se déroule à Saint-Denis (la marche de la faim). Je suis impressionné par cette foule, mon frère aîné y participe. Mais 1933, c’est surtout l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne. Mon frère amènera le journal L’Humanité à la maison (je serais un lecteur attentif).
De l’incendie du Reichstag à l’ouverture des camps de concentration pour les opposants politiques, les décapitations à la hache, les lois anti-juives sont autant de sujets de révolte. En 1935, arrive dans ma classe un jeune Allemand ; nous apprendrons que son père a été décapité à la hache. Est-il
possible de rester insensible à de telles cruautés ?
Les sursauts contre la tentative fasciste en France ouvre la voie à l’union des forces progressistes concrétisée par le Front Populaire. Les grèves de 1936 apportent les congés payés, la semaine des quarante heures payées quarante-huit.
Mais les nouvelles d’Allemagne sont de plus en plus inquiétantes. La répression contre les démocrates s’accentue. La situation des juifs est de plus en plus alarmante, nombreux sont ceux contraints à l’exil. J’aurai l’occasion de rencontrer un jeune communiste allemand évadé d’un camp nazi.
J’ai eu la confirmation de ce qu’écrivait le journal L’Humanité. Ce jeune s’engagera dans les Brigades Internationales en Espagne pour continuer le combat contre le nazisme.
D’un engagement moral sur les événements, la guerre de Franco contre la République espagnole et la politique de non-intervention pratiquée par la France et l’Angleterre me conduiront à devenir acteur dans le soutien au peuple espagnol.
Ce sont mes premières manifestations, le collectage du lait, de vêtements, d’argent, organisés par les Jeunesses communistes (JC). J’adhère à la JC début 1937 et y prends une part active. Les événements feront qu’en 1939, je deviendrai secrétaire des JC de Saint-Denis.
En 1938, je suis embauché à l’usine Hotchkiss. Il y a une cellule du Parti communiste dans l’entreprise, je fais mon adhésion et participe à son activité.
Syndiqué, je deviens diffuseur de la Vie Ouvrière (journal de la CGT).
Lors de la grève du 30 novembre 1938 « contre les accords de Munich » [en réalité, l’appel à la grève générale par la CGT est contre la suppression de la semaine de 40 heures. NDR ]  je suis licencié avec la plupart des ouvriers. La majorité des ouvriers ayant fait grève, nous étions tous réembauchés le lendemain avec un nouveau contrat de travail. Mais cette grève fut un échec au plan national et marquera le début du recul de l’influence du Parti communiste.
La capitulation de la France et de l’Angleterre devant les revendications d’Hitler allait nous conduire droit dans la guerre. Je me souviens d’un titre du journal Paris Soir face à la revendication du territoire de Dantzig par Hitler : « Faut-il se battre pour Dantzig ? ».
Les Français sont soumis à un déferlement de propagande prêchant le compromis avec Hitler. Cette politique allait briser la nécessaire alliance de notre pays avec l’URSS contre les prétentions et les menaces nazies. Le pacte germano-soviétique en est l’aboutissement ainsi que la guerre.
La guerre déclarée, je continue mon activité au sein de l’organisation clandestine du Parti et des Jeunesses communistes qui sont fortement affaiblis depuis Munich et le pacte germano-soviétique, mais aussi par la mobilisation générale, les évacuations d’usines qui concernent de nombreux militants, ainsi que les arrestations (prisons, camps d’internement, Baillet et Ferme Saint-Benoit en région parisienne).
Le cri de Paul Reynaud : « Finie la semaine des deux dimanches » résonne comme une première revanche sur 1936 et le Front Populaire.

La débâcle, la capitulation

Après avoir accompagné ma mère à Guingamp au début de juin 1940, je reviens à Saint-Denis. J’ai été profondément marqué par deux aspects du même événement : l’exode des familles qui fuient devant l’arrivée des troupes allemandes, la débâcle de l’armée française et l’entrée des troupes nazies.
J’ai vu passer devant chez moi ces hommes, ces femmes et leurs enfants, parfois mêlés à nos soldats harassés, désespérés, abandonnés par leurs chefs, se sentant trahis quelque part. J’en ai vu casser leur fusil sur le bord du trottoir, de colère, de dépit.
Le lendemain, j’ai vu l’entrée des troupes allemandes – contraste terrifiant – cela ressemblait à un défilé de parade, cavalerie en tête, mais aussi la
représentation d’une force considérable qui fit naître dans la population un sentiment d’impuissance. Les premiers rangs passés, j’ai fui.
Les jours suivants, ce fut la recherche de contacts avec ceux restés à Saint-Denis et ceux de retour d’un exode manqué. Pour tous, amertume et colère contre ceux qui ont conduit cette « drôle de guerre ».
Que faire ? Comment mener la lutte pour libérer la France et reconquérir son indépendance nationale ? La reprise des contacts, la reconstruction du
Parti Communiste et des JC sont indispensables à notre réflexion et à la diffusion de nos idées dans la population.

1940 : l’Occupation

La défaite va créer une période d’extrême confusion et de découragement quasi général. La République est étranglée à Vichy. Pétain obtient les pleins pouvoirs et se lance dans sa politique de collaboration avec les nazis. La force militaire nazie paraît invincible. Comment remettre en cause cet état de fait ? L’obstacle principal à une participation active à la résistance des Français sur le sol national, n’est-il pas Pétain et sa politique de
collaboration ?
L’édition, la distribution de tracts et de journaux sont essentielles pour détourner les Français de Vichy. Cela restera vrai jusqu’à la Libération.
Une première réunion du PC et des JC se tient fin juin avec des camarades évadés lors des transferts de prisons vers ce qui deviendra la « zone
libre ». Je suis chargé des JC avec Angèle Martinez. Dès le début de juillet, nous assurons les distributions de tracts. Des groupes de jeunes sont
constitués dans les différents quartiers de Saint-Denis. Lorsque je suis arrêté le 6 septembre [ en réalité le 2.  – au cours d’une distribution de tracts, le soir, après le couvre-feu – l’effectif de ces groupes est de soixante-dix jeunes.
Mon activité de résistant aura donc été de courte durée, elle prendra une autre forme dans les camps d’internement et de concentration.

L’internement en zone occupée (Aincourt – 23 octobre 1940 – Rouillé – 1er septembre 1941)

Le télégramme envoyé le 29 septembre 1940 par le chef de la Gestapo de Paris à son supérieur, Müller à Berlin, et la réponse de celui-ci, après un entretien avec Hitler, sont très clairs sur la « justification » de l’internement des militants communistes, sur la mise en place des structures (sous
responsabilité de l’administration et de la police françaises) mais aussi sur la volonté de faire en sorte que l’occupant n’apparaisse pas dans cette répression de masse. C’est le développement des actions de la Résistance qui les obligera à se démasquer.

Textes des télégrammes

29 septembre 1940 : « Tous les chefs communistes actifs connus et les fonctionnaires dont on peut attendre que, directement ou indirectement, ils puissent rédiger et distribuer des tracts ou puissent être actifs d’une autre façon, doivent être arrêtés et transférés dans un camp. Le projet a été discuté avec l’ambassadeur Abetz qui a donné son accord, à condition que les arrestations, le transfert dans le camp, la surveillance, le ravitaillement etc., soient effectués par les autorités françaises ».

29 octobre 1940 : Le chef de la Gestapo, Müller, répond : « Après entretien avec le Führer, l’Oberh. Müller ne s’oppose pas aux mesures de la police parisienne, mais il faut s’assurer qu’on épargne nos indicateurs, que les listes des arrêtés soient obtenues, que le matériel soit examiné et que tout ceci soit très discret. Il faut nous informer sur le succès ».

Aincourt – 23 octobre 1940

250 militants communistes et syndicalistes sont arrêtés et internés au camp d’Aincourt (Seine et Oise) le 23 octobre 1940. Nous serons 600 fin décembre 1940 dans ce sanatorium prévu pour 150 malades. La discipline imposée par le préfet et le commissaire Andrey, directeur du camp, est sévère. Le droit de sortie du bâtiment est rythmé suivant les humeurs du commissaire. Les visites des familles ne sont pas autorisées, sauf
dérogation du commissaire. Nous obtiendrons le droit aux visites pour tous en juin 1941, soit huit mois après l’ouverture du camp et cela à la suite d’un mouvement de grève des internés soumis à certaines activités, dirigés par Auguste Delaune, responsable de l’organisation clandestine du Parti Communiste.
Des renforts de gendarmes viendront encercler le bâtiment, mitrailleuses en batterie. Dans l’après-midi, le commissaire accompagné de gendarmes procédera à l’arrestation de 50 camarades. Ils passeront la nuit dans un autre bâtiment, coucheront à même le sol et ne recevront pour toute nourriture que du pain sec et de l’eau. En solidarité avec nos camarades, nous refuserons notre repas, chacun se contentant de la portion de pain.
Auguste Delaune sera arrêté au cours de l’après-midi et rejoindra les 50 camarades. Ils seront emprisonnés à Poissy, puis rejoindront Châteaubriant
(ouvert en janvier 1941).

Le dortoir des jeunes

Le commissaire a tout fait pour isoler les jeunes de leurs aînés. Le réfectoire est transformé en dortoir pour les jeunes (la D.J.). Soucieux de repérer et
détruire l’organisation clandestine du PC, il multiplie les perquisitions et notre dortoir sera particulièrement ciblé. De novembre 1940 à septembre 1941, j’ai connu cinquante à soixante jeunes de 17 à 24-25 ans dans ce dortoir.
Vingt d’entre eux feront partie du convoi des « 45.000 » du 6 juillet 1942. Quatre survivront. Neuf seront fusillés à Rouillé (Vienne). Douze s’évaderont – un d’Aincourt, un de Compiègne et dix de Voves – pour reprendre le combat.
Lorsque Hitler envahit l’URSS en juin 1941, c’est pour nous un grand espoir, car nous sommes persuadés de la supériorité des forces armées soviétiques. Il faudra quatre années de guerre et des millions de victimes pour venir à bout de la bête immonde.

Rouillé – 1er septembre 1941

Le 1er septembre 1941, je suis transféré au camp de Rouillé avec environ cent cinquante camarades. Nous sommes les premiers « locataires ». De la gare au camp, qui se trouve de l’autre côté de la voie ferrée, des habitants de la commune vont s’approcher de nous et échanger quelques mots.
Dans ce camp nous allons avoir « une impression de liberté » car, contrairement à Aincourt, nous avons la possibilité de circuler dans le camp.
Des gens s’aventurent sur le chemin qui nous sépare de la voie de chemin de fer. Mais ce passage leur sera bientôt interdit. La vue des trains nous
distrait, très souvent nous avons droit aux coups de sifflet du mécanicien, ce qui est la marque que nous ne sommes pas isolés. Les fusillades de Châteaubriant sont un moment très pénible à supporter. J’ai connu neuf d’entre eux à Aincourt. C’est un peu un tournant dans la vie des camps
d’internement. Nous devenons une réserve d’otages.
En mars 1942, trois jeunes sont fusillés. En avril, ce sont six autres qui subissent le même sort. Il venaient aussi d’Aincourt. Belly, Dupont, Lelay,
Poirot, Venet, s’évaderont pendant mon séjour.
Rouillé se transformera en école, éducation physique, distractions, car il faut lutter contre l’ennui et surtout aider à une amélioration des connaissances de chacun et entretenir sa condition physique. Ce sera un objectif permanent de la direction clandestine de tous les camps d’internement.
Le 24 mai 1942, je suis transféré, avec près de cent cinquante camarades, à Compiègne (Oise). Je retrouverai ici de nombreux internés venant de Voves, que j’ai connus à Aincourt.

Compiègne, camp de la Wehrmacht

A notre arrivée, nous sommes incorporés dans les groupes de solidarité et de l’organisation clandestine du PC. Le grand événement sera bien sûr l’évasion de dix neuf camarades, le 21 juin 1942, par un tunnel. Il y a parmi eux des proies importantes pour les nazis : Cogniot, Tollet, le frère de Maurice Thorez (secrétaire du PC). Nous attendons les représailles. Rien de spécial n’apparaît.
Depuis le début de l’année, arrivent à Compiègne d’importants groupes d’hommes venant, outre de Rouillé et de Voves, du Calvados, de Seine-Maritime, de Lorraine, de Loire Atlantique.
Quel était le but de ce rassemblement ? Nous le saurons en partie le 5 juillet au cours de l’appel où nous sommes 1175 à être séparés de nos
camarades.
Le 6 au matin, nous rejoignons la gare et les wagons à bestiaux. Pour quelle destination ?

Auschwitz : le convoi des « 45.000 » – 6 juillet 1942

Nous partons le 6 juillet 1942. C’est le sixième convoi de déportés à quitter la France, le premier de la déportation de répression, le seul de l’année
1942 ; le seul avec le convoi de femmes résistantes du 24 janvier 1943 à destination d’Auschwitz et qui y reste (un convoi arrivé en avril 1944
rejoindra Buchenwald « après dix jours de quarantaine ») [ en réalité le 14 mai. NDR ].
La décision de déportation concernant notre convoi date de décembre 1941, ainsi que sa composition et sa destination. 90% sont des communistes dont plus de 850 ouvriers. Il y a 50 juifs dont « 30 viennent du Calvados » [en réalité 23. NDR ] et environ 20 [en réalité 15. NDR] sont prisonniers de droit commun. Presque tous les départements de la zone occupée sont représentés, avec quelques points forts. Seine et Oise : plus de 500. Seine-Maritime : 120. Basse-Normandie : 120. Lorraine : 100 (2).
Militants politiques et syndicalistes, ils ont participé (suivant leur âge) aux actions pour la paix (Mouvement Amsterdam-Pleyel), à la lutte contre la naissance du fascisme (solidarité avec les peuples allemand et italiens) ; ont lutté contre le coup de force factieux du 6 février 1934 à Paris, contre la politique de non-intervention en Espagne pratiquée par l’Angleterre et la France.
Ils ont participé aux Brigades Internationales, ont été des militants actifs des grèves de 1936 et du Front Populaire, ont été en opposition aux
accords de Munich. Dès 1940, ils ont participé aux premiers balbutiements de la Résistance intérieure.
Nos séjours en prisons ou dans les camps d’internement, pendant des mois et pour certains depuis 1940, ont tissé des liens supplémentaires de solidarité, d’amitié. Malgré l’incertitude de notre destination, règne une certaine confiance dans nos capacités à faire face au sort qui nous est réservé.

Arrivée à Auschwitz II – Birkenau

Ici, ce ne sont pas les chiens qui aboient, mais les SS. Les coups pleuvent. Nous abandonnons nos valises sur le quai, dans lesquelles se trouvent beaucoup de souvenirs de parents, de femmes, d’enfants, de fiancées (lettres, photos et objets souvenirs). Ici, commence l’entreprise d’avilissement et de rupture avec l’humanité.
Passé la porte « Arbeit macht frei », nous allons perdre tout ce qui a jusque là participé à notre identité. Nous troquons nos vêtements contre
cette tenue de bagnard. Tout disparaît : portefeuille, bague, montre, chaussures… Ce sont les premiers ingrédients de ce système créé pour détruire
l’Homme moralement. A notre arrivée à Birkenau, nous plongeons dans cet univers de la destruction physique de l’individu.

Retour à Auschwitz I, le 14 juillet 1942 – Matricule 45.472

Dès notre retour à Auschwitz, nous avons tenté de reconstituer notre organisation de Résistance de Compiègne, mais les nouveaux fractionnements de notre convoi entre les différents Blocks et kommandos allaient être un obstacle important s’ajoutant aux conditions de vie inhumaines imposées par les SS (les rations alimentaires, le travail, les appels interminables, les coups, les « sélections » dans le camp et à l’infirmerie). Nous sommes « Nacht und Nebel  » (Nuit et brouillard) [ en réalité, sans appartenir à cette catégorie de déportés destinés à être jugés en Allemagne, ils doivent être traités comme tels à Auschwitz. NDR ] et n’avons droit ni au courrier, ni aux colis (3).
Dès les premières semaines, nous allons subir d’importantes pertes qui vont détruire nos embryons de résistance. Ce n’est qu’en décembre 1942 qu’un groupe stable sera constitué avec Roger Abada, Eugène Garnier et Roger Pélissou.
Mais, Résister, c’est quoi à Auschwitz sinon survivre ? Car nous sommes bien là pour disparaître. Mais comment Survivre ? Nous n’avons rien et il n’y a
pas de solidarité internationale, sauf cas d’exception. Nous devons faire face à une attitude négative des Polonais qui accusent la France d’être responsable de la défaite de leur pays ; l’antisémitisme, l’antisoviétisme, l’anticommunisme règnent dans le camp. L’objectif des nazis de réduire les déportés à l’état de loups qui s’entre-déchirent est, en partie, une réalité.
Les conditions féroces imposées par les SS et notre isolement font que 1000 camarades disparaissent dans les six premiers mois (80 % à Auschwitz, 96 % à Birkenau).
Nous ne sommes plus que 160 lorsque apparaissent des conditions d’entraide plus favorables et efficaces. Cela est, notamment, le fruit des liens tissés par notre groupe de résistance avec le Kampfgruppe (allemands et autrichiens) et le groupe de résistants de la Gauche polonaise. Mais aussi
par des liens individuels établis avec des Polonais, Tchèques, Luxembourgeois etc. Car chacun de nous tente de briser notre isolement, de participer à la création d’un climat de fraternité entre tous, l’ennemi étant le SS et ses sbires (chefs de blocks, kapos).
Après la victoire [ soviétique ] de  Stalingrad et la décision de Berlin d’utiliser au maximum la main-d’œuvre concentrationnaire apparaissent des possibilités d’évincer certains chefs de blocks et kapos, prisonniers de droit commun connus pour leur bestialité.
L’infirmerie sera l’un des premiers objectifs de la Résistance. Hermann Langbein, résistant autrichien et secrétaire du médecin SS du camp, jouera un
rôle extrêmement important dans ce changement (changement de chefs de block, entrée d’infirmiers de différentes nationalités Français, Belges, Tchèques et de Juifs, meilleure répartition de la nourriture et des médicaments, tentative de réduire le nombre de victimes des sélections).

Le block 11

Fin août 1943, tous les Français sont rassemblés dans ce block connu de tous comme prison et lieu d’exécution, et parfois de transfert. Fin décembre, nous réintégrerons nos blocks et kommandos. Cette quarantaine reste un mystère. Mais ces quatre mois vont nous permettre de nous refaire une santé (pas de travail et des camarades qui reçoivent des colis, souvent incomplets ; depuis début juillet nous avons le droit d’écrire à nos familles).
C’est aussi la rencontre, car le peu de temps vécu dans les mêmes lieux à Compiègne, la séparation Auschwitz-Birkenau, l’éparpillement dans les
différents blocks et kommandos font que nous découvrons des « inconnus ». Ce sera l’occasion de peaufiner notre groupe de Résistance.
Le block 11 est aussi une dépendance de la Gestapo de Cracovie. Des milliers de patriotes polonais, hommes et femmes, y seront fusillés. Nous sommes témoins de ces fusillades. Nous allons passer des heures enfermés dans les couloirs pour que nous ne puissions pas regarder par les fenêtres pourtant murées aux trois quarts. Nous prêtions l’oreille pour compter. Combien ? Cent, deux cent ? Après ces massacres, les SS venaient chercher quelques camarades pour ramasser les vêtements car hommes et femmes étaient fusillés nus.
Il y a aussi, au sous-sol, les cellules Stehbunker (une pour 3-4 personnes). Quatre de nos camarades y ont séjourné pendant 48 heures. Mais combien y sont morts ?

Les transferts – les marches de la mort

Dès juillet 1944, l’avancée des troupes soviétiques incite les dirigeants nazis à prendre des mesures de transfert, vers l’intérieur du Reich, de groupes de déportés jugés susceptibles de créer des troubles en liaison avec la Résistance polonaise extérieure au camp, non loin d’Auschwitz et de l’armée soviétique. Des milliers de Polonais, de Russes et autres nationalités sont transférés.
Fin août, début septembre 1944, les 130 survivants de notre convoi sont séparés en quatre groupes sensiblement égaux : premier groupe (29 août) en direction de Flossenbürg, deuxième groupe (29 août) en direction de Sachsenhausen, troisième groupe (7 septembre) en direction de Groß-Rosen. Le quatrième groupe reste à Auschwitz et participera aux marches de la mort des 17 et 18 janvier 1945. Seuls deux camarades, André Faudry et Eugène Garnier, seront libérés par les troupes soviétiques le 27 janvier.
Je fais partie du groupe de Groß-Rosen. Embarqués dans ces camions qui transportaient ceux considérés comme « inaptes au travail » vers les
chambres à gaz, nous avons douté de notre destination jusqu’au moment où le camion a pris la route de la gare. Il s’agissait bien d’un transfert. Nous
avions appris à nous méfier des informations qui circulaient dans le camp.

Groß-Rosen

Le voyage s’est fait en wagon de voyageurs et il n’y avait pas d’autres déportés dans le train. A notre arrivée, nous sommes impressionnés par cette entrée faite de gros blocs de granit et imaginons les carrières et le travail qui pourraient nous attendre.
Nous irons d’abord en quarantaine. Le chef de block sait d’où nous venons. Apprenant le temps que nous avons passé à Auschwitz, il nous considère comme des « miraculés ». Quant à lui, il vit dans ces camps depuis 1938, c’est un communiste allemand. Un jour, il nous demandera de chanter la Marseillaise. Quelques voix polonaises, et autres, nous accompagneront. Ce fut un grand réconfort.
Affectés à l’usine Siemens, nous passerons l’hiver à l’abri. C’est déjà une grande chose. Si notre groupe reste compact, nous avons perdu nos sources de solidarité. Nous serions presque revenus à l’état précaire connu au début à Auschwitz mais, ici, le chef de block veille à une distribution équitable de la ration alimentaire et fait bénéficier chacun à son tour des restes du tonneau. Les camarades qui arrivent à obtenir une soupe ou un morceau de pain sont solidaires. Quelques camarades sont désignés pour recueillir auprès de chacun un peu de margarine, de saucisson, pour aider un camarade en difficulté.

L’évacuation de Groß-Rosen

Le 6 février 1945 au soir, tout le camp est rassemblé. C’est le départ vers la gare. En cours de route, le cortège est coupé, nous retournons au camp.
L’organisation interne du camp a pratiquement disparu. Nous nous installons à notre guise. Au loin, nous entendons les canons. Le ciel s’éclaire de traces lumineuses. C’est la joie, nous croyons en une libération rapide.
Hélas, le lendemain, c’est un nouveau rassemblement au cours duquel nous serons une nouvelle fois séparés. Nous ne sommes plus que sept [ 45 000] à monter dans ces wagons découverts qui rouleront pendant quatre jours pour nous déposer au camp d’Hersbrück (à proximité de Nuremberg). Des tas de cadavres sont empilés à une extrémité de chaque wagon, des morts de froid ou tués par les balles qui sifflent de temps en temps au-dessus des wagons.

Hersbruck

Nous sommes là tous les sept, dans un camp qui nous paraît petit. Ici, il faut marcher sur des caillebotis pour accéder aux blocks car le terrain est
marécageux. Le camp est en bordure d’une petite route qui nous sépare de la gare. Par moment, nous assistons à l’arrivée et au départ des trains, nous voyons des civils. C’est un espace de vie que nous avions oublié. Tous les jours, nous prenons le train (wagons à bestiaux) pour aller déblayer et
remettre en état les voies ferrées de la gare de Nuremberg qui sont constamment bombardées. Le travail est pénible : porter des traverses enneigées,
déplacer des rails, refaire le ballast. Notre maigre compensation est de trouver un peu de nourriture dans les wagons éventrés (blocs de farine gelés, grains de blé, parfois des boîtes de marmelade éventrées nous permettant d’y plonger nos mains sales et de lécher nos doigts, parfois un peu de suif que nous ramenons au camp pour graisser la soupe). Un jour, l’aviation alliée a mitraillé un train de civils et de militaires dans la gare d’Hersbruck. Désigné avec d’autres pour porter secours, notre seule préoccupation fut la recherche de la nourriture.

Évacuation d’Hersbruck

8 avril 1945, la fin de la guerre approche. Mais, une nouvelle fois nous allons être évacués, toujours vers une destination inconnue. Quel sera le moyen de transport ? Ayant gelé dans les wagons découverts, nous décidons de prendre chacun une couverture. Elles seront d’un grand secours. Nombreux sont ceux qui ne veulent pas se charger d’un objet encombrant. Beaucoup le regretteront car nous allons coucher dans les prés.
Nous avons donc sept couvertures. La moitié servira à nous protéger du sol, l’autre à nous couvrir. Une rotation est opérée chaque jour pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui se trouvent aux extrémités. Bien sûr, il faut porter la couverture toute la journée et cela pèse à la longue.
Nous avons pris la décision de marcher vers la tête de la colonne car nous entendons à longueur de journée les coups de feu des SS qui abattent ceux qui traînent et ne peuvent plus suivre. Nous sommes à la recherche continuelle de nourriture. Parfois un tas de betteraves sur le bord de la route… Il faut faire vite car les SS tirent. Nous mangerons des escargots (vivants évidemment) et, le soir, nous cueillerons et mangerons des herbes.
Un soir, nous nous arrêtons dans un petit camp. Seuls les toits et la hauteur d’un vasistas sortent du sol. Il n’y a plus âme qui vive. Les SS ont pris position dans les miradors. Nous sommes libres à l’intérieur. Nous cherchons évidemment de la nourriture. Rien !
Dans une baraque, il y a un tas de cadavres. Un de nos camarades se jette dessus avec un couteau. Nous aurons bien du mal à le dissuader et à l’en
empêcher.
Enfin, nous irons tous cueillir et manger des herbes. Des Polonais, qui nous avaient traités de « cochons de Français » parce que nous mangions de
l’herbe, viennent se renseigner sur le choix des herbes. Des mains se sont avancées entre les barbelés pour ramasser un peu d’herbe, le SS a tiré. Nous étions inquiets d’être dans ce camp, nous nous sentions plus en sécurité dans les champs.
Nous partons le lendemain. Quelques jours après, nous ferons étape dans une grange. Nous avions repéré une passerelle dans le fond et une échelle pour y accéder. Nous montons le plus haut possible, pensant que si les SS mettent le feu, il y a certainement une issue là-haut. Arrivés à notre but, nous entendons parler français. Ce sont trois prisonniers de guerre français qui travaillent dans la ferme. Après leur avoir dit qui nous étions, que leur demander d’autre que de la nourriture ? Ils nous rapporteront un petit sac de blé de trois ou quatre kilos. Quelle aubaine ! Nous pourrons grignoter de temps en temps. Le sac sera porté à tour de rôle.

Dachau – 24 avril 1945

Enfin, sur la route, certains ont vu des panneaux routiers indiquant Dachau. A proximité du camp, nous croisons des charrettes de cadavres calcinés. Ils ont été passés au lance-flamme. Voilà, nous entrons dans ce camp dont le nom nous rappelle 1933-1934, le premier camp nazi. Partis d’Hersbruck le 8 avril, nous sommes le 24, soit seize jours de marche. Jusqu’au bout les nazis ont voulu garder leurs proies, jusqu’au bout ils ont assassiné. Combien de morts dans cette marche ?
Le camp est libéré par l’armée américaine le 29 avril. Je retrouve la France le 19 mai 1945.

Devaux Fernand

  • Note 1 : L’association Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah-Amicale d’Auschwitz a été créée par l’Amicale des Déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, aujourd’hui UDA, Union des déportés d’Auschwitz, et des professeurs d’Histoire, pour développer l’enseignement de l’Histoire de la déportation et de la Shoah dans sa dimension universelle, assurer le relais entre les anciens déportés et les jeunes générations, inciter à la réflexion sur l’actualité de la défense des droits de l’Homme.
  • Note 2 : Il s’agit en fait du « Gross-Paris » qui regroupait pour les Allemands les départements de la Seine et Seine-et-Oise. Les directives allemandes spécifiaient que le convoi devait comporter la moitié d’internés venant du « Gross-Paris ». Soient au total 549 internés de la région
    parisienne. Soit en reprenant les départements actuels donc les limites ne sont pas exactement les mêmes : 164 pour Paris (75), 5 pour les Yvelines (78), 5 pour l’Essonne (91),131 pour les Hauts-de-Seine (92), 115 pour la Seine Saint Denis (93) 113 pour le Val-de-Marne (94).
  • Note 3 : Lire dans le site Les déportations « NN » ou « Nacht und Nebel » (Nuit et Brouillard)

 

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