Deux témoignages
Marcel Cimier : 1945, de Neuengamme au naufrage du « Cap Arcona »
Le camp de Dora est évacué le 11 avril 1945 devant l’avancée des troupes anglaises : le 14 avril, Himmler donne l'ordre de faire disparaître les déportés avant l'arrivée des Alliés. Louis Cerceau, Marcel Cimier et Georges Gaudray sont transféré en train à Neuengamme, puis évacués à pied vers Lübeck. Au port de Lübek, Marcel Cimier est embarqué sur l'Elnezat, puis le Thielbeck. Ses camarades Louis Cerceau et Georges Gaudray sont embarqués avec 6500 déportés de Neuengamme et 600 gardes sur le navire allemand «Cap Arcona», où ils survivent dans des conditions atroces. Le «Cap Arcona» est bombardé et coulé par la RAF (3). Louis Cerceau et Georges Gaudray échappent à la mort et sont recueillis par une vedette anglaise ce 3 mai 1945. Louis Cerceau est hospitalisé en Suède jusqu'au 22 mai 1945, date de son rapatriement. Marcel Cimier de retour en France a relaté le naufrage du "Cap Arcona" dans un cahier dactylographié, publié par la Direction des Archives départementales et le Conseil général du Calvados, Béatrice Poulle : Cahiers de mémoire : Déportés du Calvados (Seconde guerre mondiale) 1996, p. 108-110. Claudine Cardon-Hamet et Pierre Cardon
Le récit de Marcel Cimier
« Neuengamme. En entrant dans ce camp, ce qui nous frappa le plus fut une odeur forte de poisson ; nous ne pouvions pas voir d’où cela venait, mais par la suite nous le sûmes, et cela fut mortel pour beaucoup. Nous passâmes à la traditionnelle
désinfection, puis nous reçûmes un numéro matricule, le « 80.675 » pour moi, et je fus affecté avec mes camarades au block Trois. La discipline du camp était beaucoup moins sévère que dans mes autres camps. Il est vrai que les S.S. depuis déjà un moment n’étaient plus les véritables fanatiques que nous avions connus au début de la guerre. Les gouffres soviétiques (1) y étaient pour quelque chose. De toutes parts, nous pouvions entendre les canons, les explosions, les mitrailleuses crépiter au loin.
Nous sentions qu’il nous fallait tenir le coup, aussi, comme depuis une journée nous n’avions rien absorbé, nous nous jetâmes littéralement sur des tonneaux de poissons qui étaient là devant les blocks, personne ne nous en empêchait. C’était des petits poissons, un genre d’équille que l’on pêche sur les plages normandes, cela nous paraissait si bon que nous les mangions à pleines mains.
Mais le soir arrivé, nous étions tous à faire la queue pour les W.C., une diarrhée terrible, comme celle que j’avais connue au camp d’Auschwitz (et où de nombreux camarades y avaient laissé leur vie) s’était tout à coup déclarée, il nous était impossible de tenir 5 à 10 minutes sans retourner aux W.C. De nombreux camarades faisaient sur eux.
Nous étions arrivés à Neuengamme le 20 avril, et le lendemain nous étions embarqués dans de nouveaux wagons pour le port de Lübeck, où nous fûmes débarqués et rembarqués sur des bâtiments allemands, l’Elnezat et le Thielbeck par la suite.
Les Russes furent situés à fonds de cale, nous, nous étions entre les deux ponts, des tonneaux furent amenés pour les besoins hélas trop précipités, car les trois quarts avaient une diarrhée terrible, les plus forts arrivaient à avoir une place, les plus faibles s’épanchaient à côté, c’étaient des scènes coutumières dans les camps, personne n’y prêtait attention. La nourriture devenait de plus en plus rare ; le pain, il y avait longtemps que nous en avions oublié le goût… Des baquets de soupe claire nous étaient descendus par les écoutilles, où aussitôt touché le plancher nous nous précipitions dessus pire que des chiens affamés. Tant qu’à nos camarades russes (si je puis m’exprimer ainsi), leur écoutille n’était pas tous les jours ouverte et nous nous accaparions leur baquet de soupe, mais qu’aurais je pu faire entendre ma voix, nous n’étions plus des hommes et que faire contre cet
instinct de conservation ! Les mortalités se succédaient rapidement. Les S.S. nous avaient donné des sacs en papier triple faisant à peu près deux mètres de hauteur pour ensevelir les cadavres dedans, car les rats commençaient à dévorer cette chair humaine ; moi-même j’ai été mordu par l’un de ces rongeurs, c’était à ma lèvre supérieure, un an après ce n’était pas encore guéri, sauf bien sûr des soins immédiats.
Enfin le 29 avril 1945, nous reçûmes l’ordre que tous les Français devaient monter sur le pont, ce que nous fîmes le plus rapidement possible à nos forces, car pour accéder sur le pont il nous fallait monter par une échelle de fer perpendiculaire, aussi beaucoup de nos camarades ne purent
le faire par eux-mêmes, nous les moins faibles les y aidions mais beaucoup de nos camarades français restèrent en cale, car ils n’avaient plus la force de répondre et nous ne nous connaissions pas tous. Arrivés sur le pont, là nous vîmes des femmes S.S. devant des machines à écrire, et un par un nous passions à l’identité. Pour la première fois depuis trois ans on me demanda mon nom et adresse. Et lorsque tous furent passés, nous étions cent vingt, les S.S. appelèrent des Belges et complétèrent avec des Hollandais car, je l’ai su par la suite, les S.S. venaient de troquer trois cents détenus pour des médicaments que la Croix rouge devait leur livrer. Hélas, quinze à dix-sept mille allaient être massacrés, noyés ou fusillés dans cette noyade de Lübeck.
Le Cap Arcona en flammesEffectivement plusieurs fois par jour un bâtiment allemand venait prendre à son bord 500 à 600 internés pour les transporter sur un paquebot allemand qui était ancré en haute mer, c’était le « Cap Arcona« et les autres bâtiments sur lesquels nous étions prirent la mer à leur tour et le 2 mai. ces bâtiments navigant sous pavillon hitlérien et destinés à être sabordés en mer furent attaqués par des avions anglais où ils furent coulés (3).
Des vedettes de sauvetage ne recueillirent que les S.S., tous les autres rescapés furent fusillés. Trois mille cinq cents Français ont péri dans cette noyade. Or, nous fûmes comptés, trois cents hommes sur le pont du bateau, ensuite nous redescendîmes dans l’entrepont ou le lendemain matin nous devions évacuer le bâtiment, chose qui fut faite. Nous descendîmes la passerelle et devant un grand silo à grains nous nous rangeâmes pour y être comptés. Tout à coup des voitures blanches de la Croix rouge se rangèrent près des voies où nous étions, des officiers pacifiques en descendirent et de nouveau ils nous comptèrent, ensuite, le commandant allemand ayant remis le dossier d’identité, nous fûmes conviés à monter dans les voitures. Je crois que nous avions repris de nouvelles forces car nous prîmes place rapidement. Les voitures démarrèrent, laissant derrière nous nos bâtiments cercueil, où tant de camarades devaient laisser leur maigre vie. Les voitures allèrent et s’arrêtèrent dans le nouveau port où deux bâtiments de la Croix rouge suédoise nous attendaient. C’était le Magdalena et le Lili Mathiesen.
Aussitôt nous fûmes embarqués et vers 19 heures, nos deux bâtiments prirent la mer ; un soupir de soulagement monta dans nos pauvres poitrines. Enfin nous pouvions espérer que notre affreux calvaire prendrait fin.
Note 1 : Entendre les pertes et les défaites allemandes face aux Soviétiques.
Note 2 : En réalité le 3 mai 1945.
Note 3 : Le 3 mai 1945, une escadrille de la Royal Air Force, mal renseignée probablement, bombarda le navire et le coula, causant la mort de plus de 7.000 détenus dans les eaux glaciales de la Baltique (in Pierre Vallaud et Mathilde Aycard « le dernier camp de la mort : la tragédie du Cap Arcona »,
chez Taillandier éd). Les bâtiments étaient au nombre de quatre. Outre le Cap Arcona, bateau de luxe de la compagnie Hambourg America, il y avait le Deuschland, le Thielbecket I’Athen. Seul ce dernier navire fut épargné. Du Cap Arcona, on a dénombré une centaine de rescapés parmi lesquels une dizaine de Français sur un total d’environ 5.000 déportés (Olga Wormser-Migot, « Quand les Alliés ouvrirent les portes », Paris, 1965, p. 258-260).
Louis Cerceau et Georges Gaudray, ainsi qu’André Migdal, frère d’Henri Migdal, un des « 45.000 » morts à Auschwitz, était parmi ces rescapés.
André Migdal : 1945, de Neungamme à l’Athen
André Migdal, né en 1924, est incarcéré à Fresnes dans le quartier des mineurs après son arrestation le 24 janvier 1941. Libéré à l’expiration des 6 mois de sa condamnation, il est arrêté à nouveau en septembre 1942, incarcéré à Pithiviers et Voves. Il est déporté depuis Compiègne le 21 mai 1944 à Buchenwald, puis Weimar et Hambourg, avant d’être immatriculé sous le N° 30655 à Neuengamme : il est affecté aux Kommandos de Brême-Farge et Brême Kriegsmarine. Il est embarqué le 30 avril 1945 sur le Cap Arcona, le Thielbeck et l’Athen. Rescapé des bombardements de la baie de Lübeck, il rentre à Paris en juin 1945. Il est le frère d’Henri Migdal, un des « 45.000 » morts à Auschwitz. Claudine Cardon-Hamet et Pierre Cardon
Le récit d’André Migdal
Et ce qui est plus grave c’est qu’ils sont impunis,
la justice les lave sans les avoir bannis.
Le feu dans la mémoire sans pardon mais sans haine,
j’écris pour que l’histoire entende et se souvienne.
A propos du poème sur « l’Athen »
Je me dois d’apporter quelques précisions sur les événements qui eurent lieu en date du 3 mai 1945 dans la
baie de Lübeck. Très brièvement, il faut savoir que les déportés du camp de Neuengamme évacuèrent en direction de Lübeck, Bergen-Belsen, Ravensbrück, Sandbostel et Gardelegen. Tous connurent un sort différent, non point dans le traitement, mais plus simplement à travers les circonstances des hécatombes qui
précédèrent la libération. En ce qui me concerne j’ai suivi un de ces exodes par un itinéraire allant du kommando où je me trouvais près de Brème, jusqu’à Lübeck, après être repassé par le camp central de Neuengamme.
C’est à Lübeck que nous avons alors été séquestrés sur des bateaux dont voici les noms. Cap Arcona : grand transatlantique de la ligne Hambourg-Amérique du Sud coulé dans la baie de Lübeck avec tous les déportés à son bord ; quelques rares survivants ont pu échapper au bombardement anglais. Le Thielbeck : sorte de gros cargo contenant également des déportés à son bord, coulé à quelque distance, dans les mêmes conditions ; également quelques rares survivants. Le Deutschland : d’après les quelques renseignements exhumés depuis lors, il s’agirait d’un navire-hôpital contenant des déportés venant probablement du camp présumé d’Auschwitz ou du Struthof près de Dantzig. Aucun survivant. La perte de ce bâtiment se situerait, semble-t-il, à un autre moment. L’Athen, autre cargo équipé d’armements défensifs puissants, c’est le seul navire qui a pu regagner la rade de Neustadt, où la quasi totalité des déportés s’échappèrent.
Les statistiques sont incontrôlables quant aux pertes. Le chiffre le plus avancé se situe entre 8 et 10 000 hommes de toutes nationalités. L’invraisemblance d’une telle épopée n’a pourtant rien de suspect quand on connait l’acharnement des S.S. à ne laisser subsister aucune trace de leurs crimes. D’ailleurs le fait qu’ils se soient trouvés eux-mêmes sur ces bateaux laisse à penser le but final de ces embarquements. C’est-à-dire l’élimination totale des déportés. Un certain nombre d’entres eux ont péri malgré leur tentative d’évacuation. Il serait vain de préciser l’origine de ce drame. Comme il demeure vain dans l’esprit des rescapés de savoir qui a pu donner un tel ordre de bombardement aux Anglais, sachant qu’aucune stratégie militaire n’était en cause. Ces questions aujourd’hui encore restent posées. Intentions, buts, obligations ? Ce que j’ai voulu retracer dans l’événement, c’est les conditions dans lesquelles nous nous sommes trouvés.
Après maintes péripéties, de transbordement en transbordement, (je me suis trouvé successivement sur le Cap Arcona et le Thielbeck), j’ai vécu
suffisamment de temps sur l’Athen pour témoigner de ce fait cité dans le poème.
Nous étions répartis dans les cales, sans nourriture, sans eau, presque sans lumière. Beaucoup étaient déjà atteints de dysenterie. Pas de médicaments, pas d’hygiène. Aucune condition requise pour survivre plus de quelques jours. Voire quelques heures. C’est à l’intérieur de la cale qu’était disposé un emplacement juste au-dessus de la trappe du pont réservé aux morts. Après avoir reçu des coups violents par un S.S. j’ai pu me glisser parmi eux, sans bouger, sans pouvoir non plus dormir, car il fallait encore éviter d’être chargé avec les morts, par le câble qui rejetait les cadavres à la mer. C’est pendant ce laps de temps que j’ai vu un Belge encore vivant donner la mort à un Hollandais avec une boite de conserve, car ce dernier appuyait sa tête sur le Belge. De tels faits hélas ont pu se produire en déportation, il y eut même des cas d’anthropophagie.
Si je retrace ce fait douloureux à travers un poème, ce n’est pas pour glorifier ces moments, mais bien pour témoigner des souffrances, des tortures
morales et physiques infligées à des hommes par des hommes qui se voulaient idéologiquement supérieurs.<<
André Migdal