Politique des otages et déportation à Auschwitz
Le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45 000 »

Conclusion de la thèse de doctorat soutenue par Claudine Cardon-Hamet en avril 1995 à l’Université de Paris 8

 

Singulier par ses origines politiques et par sa composition, le convoi du 6 juillet 1942 rassembla un millier d’otages communistes, une vingtaine de prisonniers de droit commun et cinquante otages Juifs, en application d’un ordre de Hitler d’avril 1942 de déporter, après chaque attentat commis contre un membre de l’armée allemande, cinq cents communistes, Juifs et « éléments asociaux ». Singulier par sa date de départ, il fut le premier grand transport de déportation politique à partir de France, et le seul de l’année 1942. Singulier par sa destination au camp d’Auschwitz, il fut à la croisée de la politique des otages et de la « solution finale », en raison de l’imbrication entre les premières déportations de Juifs de France et la politique de représailles de ces attentats, placée sous la bannière de la croisade contre le « judéo-bolchevisme ». Singulier par le nombre de ses disparus (89 %), exceptionnellement élevé pour un transport non racial, il le fut également par la proportion importante de ses membres qui furent tués par le gaz.

L’autre originalité de ce convoi se trouve dans sa forte cohésion et dans le sort particulier de ses membres à Auschwitz, liés aux conditions mêmes de sa formation. Ce transport fut organisé par l’administration militaire allemande en France occupée, en vue d’un projet politique très particulier : intimider un milieu bien ciblé, celui des auteurs présumés des attentats contre la Wehrmacht, par le choix d’otages répondant à des critères précis. D’où son homogénéité et le fait, qu’à plusieurs reprises, les « 45 000 » furent considérés à Auschwitz comme éléments d’un tout.
C’est ainsi que la Gestapo du camp leur appliqua, pendant un an, le secret entourant les prisonniers relevant du décret Nacht und Nebel, indépendamment de ce que chacun était ou avait fait.
La cohésion de ce convoi tenait, également au nombre important de cadres et de militants communistes et syndicaux qui le composaient : des hommes habitués par leur origine souvent ouvrière, par leur culture politique et par leur expérience, à mener des actions collectives et à donner une large place à la solidarité. Leur sens de l’entraide, renforcé par leur situation singulière à Auschwitz, leur esprit de lutte favorisa la survie à Auschwitz de ceux qui échappèrent à l’hécatombe qui anéantit, durant les six premiers mois, la plus grande partie d’entre eux.
Leur comportement, fondé sur les valeurs qui avaient été à la source de leur engagement social et civique, explique l’entrée d’un nombre important de survivants dans l’un des réseaux de résistance du camp – le Comité international -, créé et dirigé par des communistes allemands et autrichiens. Ils connurent, en tant que détenus politiques français d’Auschwitz, une curieuse quarantaine entre août et décembre 1943, qui semble avoir été la conséquence d’un fait de résistance accompli, cette fois, sur le sol français : la publication en mai 1943, dans un tract du « Front National de lutte pour la Liberté et l’Indépendance de la France », du témoignage d’un évadé dénonçant le terrible régime d’Auschwitz, complété par la révélation de la présence, dans ce camp, d’une centaine de communistes françaises. Faits qui, vraisemblablement, amenèrent la police de Sécurité à placer tous les déportés politiques français d’Auschwitz dans des conditions de survie, afin que leurs lettres au contenu censuré démentent – sans qu’ils s’en doutent – les accusations portées contre le régime meurtrier du camp. Enfin, c’est probablement parce que la Gestapo soupçonnait les « 45 000 » d’être en relation avec la Résistance intérieure d’Auschwitz qu’ils furent scindés, par numéros matricules, en quatre groupes d’une trentaine d’hommes chacun, dont trois furent transférés, fin août et début septembre 1944, dans des camps différents : les SS ayant entrepris, à cette date, d’évacuer d’Auschwitz la plupart des Polonais, des Russes et les détenus d’autres nationalités suspectés d’appartenir à des réseaux de résistance, pour anéantir tout projet de soulèvement du camp, à l’approche des armées soviétiques.

L’exploration des origines de ce convoi a conduit à analyser la politique allemande des otages, à établir l’existence de plusieurs convois pour Auschwitz organisés en représailles des attentats organisés par le Parti communiste contre des membres de la Wehrmacht et à décrire les modalités de leur formation . Elle a révélé l’utilisation précoce du décret Nacht und Nebel par la police de Sécurité qui, par ce moyen, procéda à l’internement direct de résistants, dépendant de la juridiction de la Wehrmacht, dans les camps de concentration du Reich. Elle dépeint le sort et le comportement de déportés qui furent non seulement des victimes du nazisme mais aussi des hommes qui, pour l’essentiel, avaient choisi de le combattre. Elle s’attache à retracer l’activité au quotidien de la Résistance à l’intérieur d’Auschwitz, Résistance dont le principal rôle fut de sauver des dizaines de milliers de vies humaines.
Elle s’oppose, enfin à la simplification choquante, par certains auteurs, de l’univers et de la gestion des camps de concentration, où les détenus sont présentés sans nuance, comme collaborant avec les SS. En conséquence, cette recherche est une contribution à l’histoire de la répression et de la déportation politiques.

Si les caractères originaux du convoi du 6 juillet 1942 ne le rendent nullement représentatif de ce type de déportation, il ne l’est pas davantage des déportations vers Auschwitz, où furent acheminés soixante-neuf transports de Juifs et, uniquement, trois transports de prisonniers politiques [1].
Aussi, le destin des « 45 000 », aussi tragique fut-il, ne saurait masquer le caractère essentiel de ce camp, comme principal camp d’extermination des Juifs et des Tziganes. Cependant, par certains aspects, l’histoire de ce convoi constitue un apport à la connaissance de la déportation raciale et à la compréhension du mode de fonctionnement d’Auschwitz. Elle précise les conditions politiques de la formation des premiers transports de Juifs de France, sous le couvert de la politique des otages.
Elle révèle qu’un « 45 000 », Clément Coudert, fut à la source de la publication, dans l’Humanité du 24 avril 1945, de l’un des premiers témoignages directs sur les chambres à gaz de Birkenau. Elle fait état de faits inédits sur l’histoire de ce camp, comme par exemple la détention d’une famille royale tsigane, au block 11, pendant l’été 1943. Enfin, elle permet de pénétrer dans le camp d’Auschwitz, par le biais d’une étude historique aboutissant à souligner la complexité de cet ensemble concentrationnaire. Car l’indispensable mise en lumière du génocide des Juifs et des Tsiganes ne doit pas faire oublier qu’Auschwitz fut également le plus grand camp de concentration nazi.

L’analyse de la mortalité et des conditions de survie des membres du convoi du 6 juillet 1942 a permis une comparaison chiffrée de la mortalité des Juifs sélectionnés pour le travail et immatriculés dans le camp, et de celle des déportés politiques. C’est ainsi que l’on constate que les « 45 000 » qui portaient l’étoile juive furent décimés beaucoup plus rapidement que leurs compagnons. Au bout de 41 jours, 68 % des premiers avaient disparu contre 16,5 % des seconds. De même, la séparation du convoi en deux groupes sensiblement égaux, cinq jours après leur arrivée, a rendu possible une évaluation de la différence de rigueur entre le régime du camp principal et celui de Birkenau, entre juillet 1942 et mars 1943. Il ressort que, durant cette période, l’écart entre le taux de mortalité des deux camps, pour une même catégorie de détenus, – ici celle des politiques français -, fut de 19 % : 96 % des hommes affectés à Birkenau ayant disparu au terme de ces neuf mois, contre 77 % de ceux qui rentrèrent à Auschwitz-I.
Le maintien de la moitié des « 45 000 » à Birkenau, jusqu’en mars 1943, augmenta de 111 le nombre des morts du convoi (soit de 9,5 %).

Des taux de mortalité aussi élevés parmi des détenus politiques illustrent le fait que les Juifs et les Tsiganes ne furent pas les seules victimes d’une volonté de liquidation physique de la part des nazis. Les « 45 000 » appartiennent à l’une de ces catégories de déportés non raciaux qui furent systématiquement éliminées pour des raisons politiques, dans un certain nombre de camps de concentration, soit immédiatement après leur arrivée, soit au bout de quelques semaines par le biais d’un régime particulièrement rigoureux ou dans le cadre de massacres de masse.
C’est ainsi que périrent des milliers de cadres communistes sélectionnés dans les Stalag parmi les prisonniers de guerre soviétiques, des intellectuels et des officiers tchèques et polonais, des Républicains espagnols, des résistants venus des différents pays occupés, des prisonniers NN, des criminels de droit commun récidivistes (SV), etc. Cette liste demanderait à être dressée avec la plus grande précision, tant la question de l’anéantissement des détenus dans les KL mérite d’être approfondie. Elle devrait l’être, aussi, par l’établissement d’une chronologie fine de l’histoire de ces camps qui dégagerait les périodes pendant lesquelles ils furent particulièrement meurtriers pour l’ensemble des détenus ou pour telle ou telle catégorie d’entre eux. Chronologie différenciée par les diverses missions qui furent assignées à chacun de ces camps, aux cours des différentes phases de leur histoire, et du fait de la composition spécifique de leur population.

L’histoire des « 45 000 » infirme donc toute vision réductrice d’Auschwitz qui escamoterait l’une ou l’autre de ses fonctions [2].
Elle rend également caduque toute représentation selon laquelle chacune de ses trois finalités (concentration, extermination et travail), pourrait être incarnée, sur le terrain, par chacun de ses trois principaux camps (Auschwitz-I, Birkenau et Monowitz). Car, si Auschwitz-I fut fondé comme camp de répression pour briser les éléments les plus combatifs de la nation polonaise, Birkenau et Monowitz furent aussi, pour l’administration SS, des « camps de concentration », dépendant comme camp principal ou comme annexe de l’Inspection des KL, département D du WVHA.
D’autre part, l’activité productive y fut très vite associée à la fonction de concentration, Himmler ayant décidé, en mars 1941, de faire d’Auschwitz la première marche de colonisation de l’espace vital germanique à l’Est. Ainsi, une vaste exploitation agricole expérimentale avait été créée à Birkenau et une usine de produits chimiques à Monowitz. Puis, avec l’entrée des KL en 1942 dans la production de guerre, Auschwitz-I fut doté d’ateliers fonctionnant pour l’armée allemande. En conséquence, l’affectation des déportés immatriculés dans le camp se fit essentiellement, sauf cas très particulier, selon les places disponibles et les besoins de chaque camp en main-d’œuvre. Birkenau ne fut jamais réservé aux Juifs « aptes au travail ».
Et, comme on l’a vu, dans ce camp comme à Auschwitz-I, les « 45 000 » cohabitèrent et travaillèrent avec des Juifs, des Polonais et des détenus d’autres catégories.

Certes, la particularité de Birkenau tient à la présence, sur son territoire, d’installations de mise à mort. En cela, Birkenau fut un instrument essentiel de l’extermination des Juifs et symbolise la spécificité de cette déportation. Déportation organisée afin d’éradiquer, rapidement et totalement, la « race juive » de toute l’Europe allemande, par le meurtre systématique de familles entières, indépendamment des actes de chacun.
Mais l’historien ne peut s’en tenir à cette image emblématique, dans la mesure où le rôle de Birkenau dans la « solution finale » ne peut se comprendre sans son appartenance au complexe concentrationnaire d’Auschwitz. En effet, contrairement aux premiers camps de Pologne orientale, qui eurent une existence éphémère et un objectif limité – la liquidation physique des Juifs rassemblés sur le sol de l’ancien état polonais -, Lublin-Maïdanek et Birkenau appartiennent à la seconde génération de centres d’extermination, celle des camps mixtes, qui se définit par la greffe d’un centre d’extermination sur un camp de concentration préexistant.
Cette entité nouvelle apparaît avec la conjonction, dans l’espace et dans le temps, de deux phénomènes indépendants : l’entrée du génocide des Juifs dans sa phase industrielle et européenne, et l’intégration des camps de concentration dans l’économie de guerre [3]. Elle se caractérise par un échange de services entre le camp de concentration (aux fonctions de répression et de production) et le centre d’extermination, géographiquement isolé du reste du camp. L’extermination des Juifs « aptes au travail » y est différée afin d’utiliser leur force de production. Ils sont enregistrés dans le camp, immatriculés et affectés dans les kommandos du complexe concentrationnaire. Inversement, des détenus du camp de concentration sont chargés de construire, d’aménager et de réparer les installations de mise à mort. D’autres trient les biens pris aux déportés, au moment de leur arrivée. Les chambres à gaz servent, non seulement à l’extermination des déportés raciaux, mais aussi à éliminer la plupart des détenus « inaptes au travail » – qu’ils soient juifs ou non -, tant que l’ensemble des détenus est soumis aux sélections à l’intérieur du camp de concentration, jusqu’en avril 1943. Le cas de nombreux « 45 0000 » corrobore, on l’a vu, parfaitement ces faits.

Ainsi, comme l’a écrit Pierre Vidal-Naquet, la recherche du spécifique est inséparable de la recherche du général [4].
L’histoire de ce convoi exceptionnel éclaire d’un jour nouveau des aspects majeurs des politiques de répression et persécution menées par les polices française et allemande en France, entre 1940 et 1942 [5]. Elle donne un aperçu de la complexité et de la diversité des camps nazis. Elle a aussi pour ambition d’être un apport à la mémoire des déportations de France qui ne saurait oublier aucune de leurs victimes.

1       Les deux autres étant celui des 230 femmes du convoi du 24 janvier 1943  – dont le destin croisa, on l’a vu, plusieurs fois celui des « 45 000 » – et celui du 27 avril 1944 – dont les membres valides furent transférés, le 14 mai 1944, à Buchenwald –  et qui présente également des caractères particuliers.
2      La confrontation entre Juifs et Polonais à propos de l’installation d’un carmel dans l’enceinte de l’ancien camp d’Auschwitz a souligné la difficulté d’obtenir un consensus sur la définition symbolique de ce camp.
3      Certains aspects de cette analyse sont empruntés à la contribution de Maurice Cling, « Génocide et déportation, rapports et spécificités », prononcée au nom de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (France) au colloque Histoire et Mémoire des crimes et génocides nazis, organisé à Bruxelles par la Fondation Auschwitz (Belgique), du 23 au 27 novembre 1992. Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, Bruxelles, juillet-septembre 1994, n° spécial 38-39.
4      Pierre Vidal-Naquet, en préface au livre de Geneviève decrop, Des camps au génocide, la politique de l’impensable, Paris, PUG, 1995, p. 9.
5     Se reporter, sur cette question à la conclusion finale des chapitres consacrés aux origines et à la formation du convoi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *