Lettre d’Auguste Monjauvis (MONJAUVIS Auguste, Eugène), rescapé, à l’épouse d’un « 45 000 » mort à Auschwitz.



André Mortureux de Sevran (MORTUREUX André) Cette lettre a été confiée par Jacques Mortureux, fils d’André Mortureux à la Société de l’histoire et de la vie à Sevran, qui les a éditées dans Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, Sevran 1940-1944, Occupation, Libération, journal n° 3 d’octobre.

Saint-Étienne, le 25 juin 1945,
Chère camarade,

Je comprends votre anxiété envers votre mari, et vous n’avez pas d’excuses à me faire en demandant de répondre à toutes vos questions posées. Pour moi, c’est un devoir très cher d’y répondre. Mais je regrette que ce ne soit pas de bonnes nouvelles que je vous apporte.
J’ai connu votre mari comme tant d’autres camarades dans ce camp de Compiègne, Métais, Denancé, Véron, etc. Nous étions solidaires, d’autant plus que notre organisation était magnifique en discipline et dévouement dans les années 1941-42.
Je m’excuse d’être un peu long dans mes explications, elles sont nécessaires pour vous montrer les difficultés que j’ai à préciser les réponses aux renseignements que vous me demandez.
Au début de notre déportation, en juillet 1942, dans un climat enfiévré, en plein typhus, dans cette Pologne du Sud, nous avons été séparés en deux tronçons après avoir été pillés de tous nos maigres biens, sans papiers d’identité et rasés des pieds à la tête. 600 camarades restèrent au camp de Birkenau, 600 autres partirent à Auschwitz où j’étais, séparés encore dans des kommandos et par blocks.
Nous nous retrouvions 10 d’un côté, 20 ou 30 de l’autre, notre séparation ne se terminait que dans des chambres surchargées et malsaines. Nous ne pouvions tenir de conversation sans risquer des coups de schlagues, mêlés à des hommes devenus bêtes, de tous les pays d’Europe. Notre langue maternelle n’était pas entendue, nous étions perdus. À quelques-uns, dans des rares moments de répit, nous nous retrouvions difficilement, pour nous dire quelques paroles d’espoir.
Les jours, les premiers mois passèrent dans une chaleur épidémique et, avec les mauvais traitements connus, nous nous rendions vaguement compte des mortalités innombrables de Polonais, de Russes, de Français, de Tchèques, de Belges et des Juifs de tous pays d’Europe. Nous étions absorbés par la discipline du camp et du kommando, par les appels interminables, les travaux exténuants et la nourriture combien insuffisante. Chaque jour nos camarades s’en allaient à l’hôpital épuisés, très peu revenaient. Quelques noms de camarades décédés nous étaient donnés, mais ces noms sont partis de mon cerveau affaibli.
Puis vinrent les mauvais temps et les hivers rudes en Haute-Silésie ; très peu vêtus, là encore notre nombre diminua.
En mars 1943, quelques camarades venant de Birkenau, se trouvant à deux ou trois kilomètres d’Auschwitz, nous annoncèrent qu’ils restaient 17 survivants sur 600. Et, en juillet 1943, sur un ordre de Berlin, après un an de cette déportation, on donna aux Français le droit d’écrire et de recevoir des paquets. Puis on nous rassembla dans un block spécial, soi-disant en quarantaine, afin d’être rapatriés ou envoyés dans un camp de l’ouest de l’Allemagne. Tous les Français du convoi du 6 juillet 1942, politiques ou non, se sont connus là pendant quatre mois, s’organisant pour vivre dans une atmosphère d’assassinat. Notre nombre était bien diminué : sur 1200, nous n’étions plus que 120. Dans ce petit nombre, je n’ai pas revu votre mari, ni Métais, ni Denancé, ni Véron que je me souvienne.
Mais nous n’avions pas terminé nos souffrances, puisqu’en décembre 1943, nous recommencions la vie pénible du même camp d’Auschwitz.
Ce n’est qu’en août 1944 que nous sommes partis par quatre trentaines : nous avons été envoyés dans différents camps d’Allemagne, et je fus des 30 qui allèrent à Orienbourg.
Là, on nous sépara encore par kommando. Je me retrouvais avec deux camarades de ce convoi de juillet 1942 pour passer l’automne, l’hiver 1944 et le printemps 1945 chez Siemens, près de Berlin.
Puis ce fut avril, les bombardements massifs et dangereux, les marches forcées. Je perdis mes deux camarades. J’ai appris qu’ils étaient de retour dans leur famille.
Toutes ces raisons vous montrent, ma chère camarade, que nous ne pouvons connaître à l’heure actuelle combien nous sommes de survivants de ce convoi du 6 juillet 1942.
Nous nous sommes déjà perdus de vue au départ de cette vie infernale et davantage encore au fur et à mesure que les années s’écoulaient. Notre mémoire, la mienne en particulier, me fait souvent défaut : je ne peux apporter ni précisions ni preuves sur le décès de mes camarades de convoi.
Il est malheureux de vous dire, si vous n’avez pas reçu de nouvelles de juillet 1943 à juillet 44, de ne conserver que très peu d’espoir, car les survivants ont envoyé dans cette année au moins 20 lettres.
Ayez du courage, comme précédemment dans l’attente. Nous pensons tous à eux, encore plus dans ces moments pénibles. Leur souvenir, leur pensée ne s’effaceront pas.
Chère camarade, si vous croyez que mes renseignements ne sont pas suffisants, restez en liaison avec l’Amicale des Déportés d’Auschwitz, rue Leroux : peut-être rencontreront-ils un déporté plus précis que moi. À toutes nos familles de martyrs, notre devoir doit être de ne pas vous laisser dans une continuelle inquiétude.

Croyez à mes sincères sentiments.
Auguste Monjauvis

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *