Nous reprenons ici la deuxième partie du témoignage d’Eugène Garnier publié dans « Témoignages sur Auschwitz », ouvrage édité par l’Amicale des déportés d’Auschwitz (1946).
ORGANISATION DE LA RÉSISTANCE (deuxième partie)
(Août 1944 – 27 Janvier 1945)
C’est en août 1944 que les bruits de transport qui circulaient depuis un certain temps dans le camp devinrent une réalité. Quatre-vingt dix de nos camarades (transport du 6 juillet 1942) furent dirigés vers d’autres camps. Nous ne restions plus de notre transport que trente-six à avoir le privilège de rester au camp d’Auschwitz.
Je dis privilège, parce que l’Armée Rouge n’était plus qu’à deux cents kilomètres de nous. Le départ de nos camarades fut cruel pour nous, la séparation brutale qui nous fut imposée démoralisa provisoirement la fraction restant à Auschwitz. Cette solidarité agissante nous avait attachés plus profondément les uns aux autres, et c’est les larmes aux yeux que nous nous sommes séparés nous promettant toutefois de continuer notre action anti-allemande et résistante dans n’importe quel cas et quel que soit le lieu où nous nous trouverions.
Notre confiance dans notre parti nous donnait le courage nécessaire pour supporter les conditions les plus pénibles de la vie. A Raisko et Birkenau, au camp des femmes, toutes les Françaises du transport du 27 janvier 1943 devaient nous quitter pour être dirigées sur Ravensbrück. Ces deux départs modifiaient profondément toute la structure de notre organisation ; il fallait réorganiser à nouveau tout notre appareil.
C’est la tâche à laquelle je me suis attaché sans perdre de temps. Le travail de regroupement fut entrepris avec de bons camarades qui, comme moi, étaient restés à Auschwitz. Je pris contact également avec le groupe de nos camarades venus de Lublin lorsque ce camp avait été évacué sur Auschwitz au moment de l’avance de l’Armée Rouge en juin 1944.
Nous réorganisions également notre travail sur la base des kommandos et fin août notre section française reprenait son fonctionnement normal. Celui-ci fut facilité par la venue de nouveaux camarades juifs de France. J’assurai la liaison avec la direction du camp à la place de Roger Abada. Parallèlement à la réorganisation du camp d’hommes d’Auschwitz, nous prenions également contact avec de nouveaux éléments féminins..
Le travail fut repris sur la base de Raisko ; par là fut assurée la liaison avec Birkenau grâce à l’intermédiaire de bonnes camarades qui travaillaient dans un kommando de jardinage et rentraient le soir au camp de Birkenau ; elles revenaient avec un chargement de légumes « organisés » dans la journée et ce précieux butin permettait dans une large mesure de venir en aide aux camarades les plus déficientes. Notre travail politique et notre travail de solidarité furent poursuivis comme par le passé, moins intensément peut-être pendant la dernière période, de nombreuses camarades ayant été transférées au nouveau camp de femmes d’Auschwitz qui avait un contact permanent avec le camp des hommes.
En novembre et décembre, notre section française fut renforcée par l’arrivée de kommandos venant des camps de Dachau, Mauthausen, Buchenwald. Le contact fut pris immédiatement avec ces camarades. Du point de vue de la solidarité, tous les records furent battus. En moins d’une semaine nous avons pu vêtir tous les nouveaux arrivants. Ceux-ci furent affectés à des kommandos favorables à « l’’organisation » : boucherie, charcuterie, boulangerie. Saucisson, pain et graisse furent « organisés » en abondance ce qui nous permit de faire jouer une solidarité beaucoup plus large en faveur des plus déficients et plus particulièrement à l’hôpital où, deux fois par semaine, les jours de supplément, un stock important de pain, viande, saucisson et graisse était réparti. Pour ma part, je contribuais à ce travail en apportant le maximum de légumes. De plus, deux de nos camarades furent nommés secrétaires de blocks ; leur accès à ce poste contribua largement au renforcement de la solidarité par l’appoint de denrées alimentaires et de vêtements. Dans cette période, nous avons pu, en vingt-quatre heures, établir la liste des Français pour la publier à la radio polonaise de Lublin. Nous avons pu avoir l’assurance, par nos amis antifascistes polonais, que ce message
était transmis. Nous remercions en l’occurrence Wanda J. qui a dû faire cette transmission.
L’organisation paramilitaire. Le contact avec l’extérieur
En septembre, les combats avaient pris une importance capitale dans les Beskides, les partisans déployaient dans cette région une activité intense. Aussi, en accord avec la direction du camp, décidions-nous de remettre en état de fonctionnement nos groupes paramilitaires qui étaient restés à l’état de cadres comme l’a indiqué Abada dans son rapport. D’autre part, nous avions pu avoir des nouvelles directes des partisans ; je ne sais de quelle manière, car, dans ce genre de travail, il y a des choses qui doivent rester secrètes.
Notre camarade autrichien Ernst Burger avait le contact avec l’extérieur. Je savais aussi que l’évasion de quelques camarades était décidée et que ceux-ci devaient rejoindre les partisans. Un contact permanent et direct devait s’établir en vue de tenter un coup de force sur le camp pour aboutir à une sortie en masse. Tout cela avait été préparé dans les règles de l’art et aurait réussi si un incident fâcheux ne s’était produit. La sortie devait se faire avec la complicité d’un chauffeur, S.S. par obligation, dont les sentiments antifascistes ne pouvaient être mis en doute. L’évasion eut lieu fin octobre ainsi que la rencontre avec deux partisans comme cela était prévu ; malheureusement un accident immobilisa la voiture et, au moment où l’on procédait à son dépannage, une patrouille de service de sécurité fit son apparition. Il sembla à ceux-ci qu’il y avait quelque chose de louche et ils découvrirent l’évasion. Le chauffeur et les deux partisans furent fusillés.
Quant à Ernst Burger, Rudolph Friemel, Ludwig Wessely et les deux Polonais Tadeck et Pionteck, ils furent amenés au bureau politique pour y être interrogés. Ces cinq camarades subirent des tortures
terribles mais il ne fut pas possible d’obtenir d’eux le moindre renseignement.
Après un premier interrogatoire, ils furent enfermés au Bunker (cellule) du trop célèbre block 11.
Nos camarades savaient à l’avance. que, si le coup était manqué, c’était inévitablement la mort pour eux, aussi tentèrent-ils de s’empoisonner.
Les doses n’étaient pas suffisamment fortes, la mort ne se produisit pas, mais ils subirent de terribles souffrances. Tout fut mis en œuvre pour les ramener à la vie, la Gestapo voulait à tout prix savoir, mais nos camarades restèrent fermes et courageux. Le dossier fut envoyé à Berlin et le verdict fut
impitoyable : la pendaison publique dans le camp fut décidée.
Aussi le 27 décembre, en rentrant au, camp, nous avons pu constater qu’un portique était dressé en vue de la sentence finale. L’exécution n’eut pas lieu ce jour-là. Ou bien le Lagerführer Hessler n’eut pas l’audace de procéder à l’exécution ou bien des ordres furent donnés de Berlin pour y surseoir, peut-être aussi la Gestapo espérait-elle que nos camarades se décideraient à parler après cette épreuve
supplémentaire : il n’en fut rien.
Le 30 décembre, l’exécution eut lieu devant tous les prisonniers, sur la place d’appel, face aux cuisines.
Nos camarades firent preuve d’un grand courage, ils furent alignés devant leurs cordes respectives, puis écoutèrent stoïquement l’acte d’accusation qui avait pour motif : « tentative d’évasion et organisation d’un complot dirigé contre la sécurité du camp d’Auschwitz ». Nos camarades montèrent sur le tabouret et, sans aide, passèrent la tète dans le coulant après avoir crié de toutes leurs forces : « Vive Staline, vive l’Armée Rouge, vive la Liberté, à bas la Bête Brune » . Les deux Polonais Tadeck et Pionteck crièrent : « Vive la Pologne démocratique ». Ce qui leur valut une distribution
supplémentaire de coups de cravache avant de retirer le tabouret sous leurs pieds.
Le soir de l’exécution, tous les camarades rentrèrent dans leurs blocks respectifs dans un silence impressionnant, jamais les allées du camp ne furent
aussi désertes. Ainsi fut rendu un pieux hommage au sacrifice de nos cinq héros.
Et vingt-huit jours plus tard, le camp était libéré par l’Armée Rouge.
Cette fin d’année si fructueuse pour l’activité politique et la résistance opposée à nos geôliers fut marquée par un fait important. Notre direction
française prit la décision de fixer une cotisation pour les membres du parti. Celle-ci fut fixée à trois cigarettes par quinzaine. Chaque camarade contrôlé démontrait ainsi son attachement au parti. Non seulement il fallait se procurer les cigarettes, mais encore s’en priver. Ce fut un moyen de contrôle qui eut un double résultat. Non seulement nous pouvions compter sur la fidélité de nos membres, ce qui est appréciable dans de semblables conditions, mais aussi cela nous permit l’occasion des fêtes de Noël et du Nouvel An de distribuer quatre mille cigarettes à nos camarades des blocks de malades et aux femmes.
Nos cinq camarades (le 30 décembre) purent profiter de cette cotisation. Notre joie fut immense d’avoir pu leur montrer tout notre attachement à la cause commune et notre cher Rudy en leur nom nous fit savoir qu’ils étaient profondément touchés par ce geste ; ce fut malheureusement notre dernier point de contact.
C’est dans la nuit du 12 au 13 janvier que l’Armée Rouge déclencha la grande offensive qui devait aboutir à la libération du camp d’Auschwitz quatorze jours plus tard, le 27 janvier 1945. Le 14 et le 15, nous apprenons que l’offensive se développe et que Cracovie est menacée. Les S.S. sont désemparés, ils ne savent plus où donner de la tête. Quelques-uns fraternisent avec nous, les autres, au contraire sont plus arrogants que jamais et semblent prêts à exécuter tous les ordres qui pourraient leur être donnés. Ils savent que les soldats russes seraient impitoyables à leur égard.
Le 16 nous partons encore au travail, le canon gronde. Les « Hàftlinge » sont joyeux, les S.S. le sont moins et pour cause. Certains d’entre eux cherchent à se procurer des vêtements civils et d’autres des vêtements rayés de prisonniers. Le soir, nous apprenons que tout le kommando de femmes de la Gârtnerei et les services des deux laboratoires de Raisko doivent partir.
Dans la nuit, au camp d’Auschwitz, on commence à former les premières colonnes qui doivent faire l’évacuation à pied ; l’ordre d’évacuation générale est arrivé. Combien de milliers de camarades seront fusillés lâchement sur les routes, dans les forêts, au cours de cette débâcle.
Le 17, aucun kommando ne sort du camp, tout le monde est consigné, les colonnes se forment hâtivement, les S.S. sont hargneux, la peur les gagne de plus en plus. Que faire ?
Après l’exécution du 30 décembre, la direction politique du camp était décapitée. Il ne restait plus qu’à prendre des initiatives personnelles.
Nous faisons passer un mot d’ordre disant que les camarades doivent tout mettre en œuvre pour éviter les transports et pour partir dans les toutes dernières colonnes. Il nous est impossible de voir tous les nôtres en raison des mesures prises par les S.S. pour maintenir l’ordre.
Ils font appel à leurs revolvers, particulièrement le Rapportführer qui nous dit froidement : « Je peux encore faire usage du revolver, je n’ai pas
envie d’être pris par les Russes, dépêchez-vous ». Les camarades sont tous groupés par kommandos et par block, ce qui rend notre tâche encore plus
difficile. Le 19 au soir, les trois quarts du camp sont évacués. Dans la nuit du 19 au 20, avec quelques camarades qui ont joué à cache-cache, nous avons pu éviter la dernière colonne et il ne reste plus que les kommandos Union et une partie du D.A.W. qui doivent être évacués dans la journée du 20. Nous apprenons que le Lagerfûhrer Hessler ne veut pas prendre la responsabilité du départ des malades.
Nous faisons alors passer le met d’ordre : « tous à l’hôpital ».
Le dimanche 21 à midi, Hessler part avec les derniers S.S. et quelques Hâftlinge allemands. Le camp est abandonné, les magasins qui regorgent de
victuailles sont ouverts, tout le monde s’y précipite. Et là, on assiste à une nouvelle hécatombe ; après avoir littéralement crevé de faim pendant des mois, des hommes vont mourir par excès de nourriture. Nous procédons au rassemblement des forces, nous organisons la surveillance du camp afin d’éviter tout surprise ; pendant une semaine, nous serons sur les dents, tantôt dans une cave, tantôt dans une autre ou bien dans un grenier afin de ne point tomber dans les mains d’importuns qui pourraient venir nous cueillir au dernier moment.
Le 23, nous l’échappons belle, un car de S. D. (service de nettoyage) arrive, il ordonne : « rassemblement dans la cour », « formation en colonne ». Que va-t-il se passer ? Vont-ils nettoyer le camp ou former des transports ? Après une heure d’attente, ils se retirent en disant : « rentrez dans les blocks, nous reviendrons plus tard ». Nous avons appris quelques heures plus tard qu’ils étaient partis juste à temps pour prendre le dernier train de repli qui quitta la région. Néanmoins, nous primes la décision de rester cachés et d’attendre l’arrivée des Russes qui ne pouvait tarder. Le bruit de la canonnade devient intense, l’heure de la libération approche. Les 24 et 25 et toute la journée du 26, les obus se croisent au-dessus du camp. Nous n’avions certainement jamais vu semblable feu d’artifice. Dans la nuit du 26, la canonnade se rapproche et s’amplifie, puis un temps d’arrêt.
De notre refuge nous entendons les chars allemands qui se replient sur la route de Bielitz, la Wehrmacht bat en retraite. Les bruits d’artillerie sont remplacés par ceux des mitraillettes, c’est bon signe, nous n’en avons plus pour longtemps, les libérateurs sont là tout près, nous allons bientôt faire connaissance.
L’artillerie reprend à nouveau mais cette fois tout près, nous entendons les coups au départ, les balles de mitraillettes crépitent de plus en plus près.
Puis arrêt brusque.
Enfin, à trois heures et demie, un vacarme infernal se produit dans le camp : « Les Russes sont là, les Russes sont là ». Nous assistons à un spectacle inoubliable. Soldats et prisonniers affluent de tous
les coins du camp, les prisonniers sautent au cou de leurs libérateurs, c’est une effusion de joie indescriptible. Nos libérateurs sont pressés, c’est la guerre, ils repartent plus loin, toujours plus loin, à la poursuite des Boches qui résistent farouchement.
Pour nous, rescapés de ce camp d’Auschwitz, nous pouvons dire que ce 27 janvier 1945 fut le plus beau jour de notre vie. Et c’est à la glorieuse Armée Rouge que nous le devons. Elle nous a rendu ce que les hommes ont de plus cher, la liberté. Cela nous ne l’oublierons jamais… Le grand honneur des patriotes français déportés à Auschwitz a été d’avoir apporté au travail clandestin dans le camp un souffle nouveau d’énergie et de dynamisme.
Ils avaient pour cela parmi eux des militants communistes qui surent rester fidèles à leur mission et travailler dans des conditions encore jamais connues.
Les internés des autres nationalités s’inclinaient devant leur foi dans la victoire et leur combativité et disaient, pleins d’admiration : « Ces Français
ont un moral de fer ». Mais bien peu de ces douze cents patriotes déportés de Compiègne en juillet 1942 sont revenus. Bien peu des dizaines de milliers d’israélites venus de France par trains entiers sont rescapés. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont péri dans les chambres à gaz et les fours crématoires du maudit « camp de la mort ».
Pourtant de cette multitude de martyrs, des noms de combattants se détachent comme un exemple éternel pour les survivants : Danielle Casanova, Georges Varenne, parmi tant d’autres sont de ceux-là. Rudolf Friemel, Ludwig Wessely et notre
dirigeant viennois Ernst Burger ont concrétisé par leur supplice la lutte
commune de tous les peuples contre la barbarie fasciste.
GARNIER, 45.571
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