La solidarité (cf les articles du site dont La Résistance des « 45000 » à Auschwitz : élargissement de la solidarité), des "45.000" vont aussi l'exercer au bénéfice des femmes de Birkenau.
Un jour, Auguste Monjauvis croise, pour la première fois, des détenues se rendant au travail : « A force de dévisager ces squelettes vêtus de rayé, rasés tout comme nous, nous avons découvert des visages de femmes. Te rends tu compte de notre colère, de notre déchirement ? Aussi, ceux d’entre nous qui circulaient comme ouvriers dans les camps, avons-nous fait l’impossible avec l’organisation résistante pour les soutenir, les aider ».
Pierre Monjault est en liaison avec une détenue polonaise. Après avoir été renvoyé, à la suite d’une dénonciation, du kommando TWL (magasin de ravitaillement des troupes, où sont entreposées des marchandises), il est affecté, grâce à ses camarades, au kommando des couvreurs, avec Louis Jouvin. Ce qui l’amène à travailler dans les différents camps qui composent Birkenau : « Là, je risquais ma vie tous les jours. (…) Je portais tous les matins un seau en fer d’environ dix litres qui possédait un double fond, très bien fabriqué par le kapo, qui avait sa fiancée dans le camp des femmes déportées. Ce seau était une boîte aux lettres, ainsi nous étions au courant de ce qui se passait dans le camp des femmes. Je devais déposer le seau dans un endroit que l’on m’avait indiqué, puis la fiancée du kapo venait le chercher. Le soir, avant de rentrer, je reprenais le seau pour le remettre au kapo de notre kommando, qui était un bon garçon polonais ».
Lorsque les « 45 000 » apprennent la venue à Birkenau du convoi des « 31 000 » (230 femmes du convoi du 24 janvier 1943 parti de Compiègne), ils s’emploient à leur porter secours. La nouvelle de leur arrivée s’était propagée comme une traînée de poudre, car elles avaient pénétré dans le camp en entonnant « La Marseillaise » : « La Marseillaise » que notre convoi du 24 janvier 1943 a chantée en franchissant la grille de Birkenau,(…) on en parlait encore dans le camp un an plus tard ; elle avait montré à tous et à toutes que la lutte pouvait continuer derrière les barbelés et malgré la menace du crématoire »[1].
Les « 31 000 » sont placées en quarantaine jusqu’au 12 février, mais Danièle Casanova est appelée, dès le premier jour, à remplacer la dentiste du camp des femmes qui venait de mourir du typhus. Grâce à une détenue Slovaque, Malhova, interprète de la Lagerälteste et Gerda Schneider, une communiste allemande, elle se trouve immédiatement en contact avec le comité international[2].A la sortie de leur quarantaine, les « 31 000 » sont emmenées au camp principal pour la photographie anthropométrique.
Des « 45.000 » s’arrangent pour entrer en relation avec elles. Ils apprennent la présence parmi elles de Marie-Claude Vaillant-Couturier, de Danièle Casanova, dirigeante de l’organisation communiste « Les Jeunes filles de France« , de Maï Politzer, la veuve du philosophe, d’Hélène Solomon, veuve du physicien et fille de Paul Langevin[3]. Ils découvrent aussi que deux d’entre elles sont des parentes de quatre de leurs camarades disparus : René Amand, mort le 14 août 1942, était le frère d’Anaïse Lavigne et Alphonse Rousseau, mort le 17 octobre 1942, un oncle de son mari, Marcel Lavigne, fusillé comme otage, le 21 septembre 1942.
Marguerite Lermite était la femme d’André Lermite, instituteur comme elle, mort le 7 août 1942 à Birkenau. Charles Passot, mort le 29 décembre 1942, était l’oncle de Madeleine Passot, arrêtée sous le pseudonyme de Lucienne Langlois.
Les « 45 000 » s’organisent pour venir en aide aux « 31 000 » et cherchent par quel moyen les contacter au camp des femmes, en principe inaccessible aux hommes : Il fallait pour cela, – explique Roger Abada -, intégrer un de nos hommes dans un kommando de jardinage qui travaillait dans les parages. L’organisation joua. Ce fut notre camarade G. (Eugène Garnier) qui devint, pour la circonstance, jardinier et établit la liaison entre nous et nos compatriotes.
Marie-Elisa Nordmann-Cohen a rendu hommage au courage d’Eugène Garnier : Entre autres tâches, (il) avait été chargé de faire la liaison entre l’Organisation internationale et les deux kommandos de femmes de Raïsko (…) (kommandos de jardinage et d’étude du Koksaghyz, variété de pissenlit contenant du caoutchouc). Je le vois encore le matin à l’arrivée de son kommando qui venait tous les jours aux serres. Pendant que le kapo des hommes faisait l’appel avant le travail, nous regardions à la dérobée par une fenêtre du laboratoire : Eugène se mettait toujours dans la rangée de devant et, d’un clin d’œil, il nous faisait comprendre qu’il avait « quelque chose » pour nous. Ce quelque chose, il l’apportait pour nous au péril de sa vie : Eugène ne se contentait pas de nous transmettre les consignes de l’organisation internationale quand l’une de nous réussissait à le rencontrer furtivement, ni de discuter avec lucidité de la situation politique, mais il se considérait comme responsable de chacune de nous, de notre santé, de notre moral. Chaque jour, c’était lui qui nous apportait le Völkischer Beobachter qu’il était interdit de faire entrer dans le camp des femmes : la lecture du communiqué, dont la teneur était diffusée dans les deux kommandos, était le meilleur des toniques : nous voyions sous le verbiage stratégique, reculer les troupes d’Hitler sur le front de l’Est[4]. C’est à lui que nous devions un petit atlas, (…) grâce à lui, les villes citées s’animaient et à partir du 6 juin 1944, nous suivions, avec quelle impatience, la progression des troupes alliées.(…) Par son intermédiaire, chacune de nous avait des sous-vêtements et des tricots chauds pour l’hiver et c’était l’image de la solidarité au camp, puisque les vêtements avaient été rapportés du « Canada » à Eugène pour nous par d’autres camarades français[5] : il s’arrangeait pour les dissimuler sous son rayé et il a réussi toujours à passer à travers les fouilles. Peut-être est-ce avec des médicaments que le danger était le plus grand : les Allemands n’avaient pas de quinine mais il en arrivait avec les convois et (les résistants) cherchaient par tous les trocs possibles à s’en procurer. Au printemps 1944, une de nos camarades a attrapé la malaria. (…) Le lendemain du jour où nous l’avons appris à Eugène, il arrivait avec la quantité nécessaire de vraie quinine, que les Français avaient achetée avec leur ration de pain et notre amie s’est rapidement remise[6].
Eugène Garnier était secondé au « kommando des jardins » par d’autres « 45 000 » (Albert Morel, Giobbé Pasini, René Demerseman) et par ceux qui travaillaient dans des équipes de spécialistes circulant dans le camp (Henri Marti, Henri Gorgue, Pierre Monjault, Paul Mougeot, Georges Gaudray).
« Un jour, notre camarade Marti fut arrêté en passant du linge. Il fut envoyé au Strafarbeit, kommando de la mort journalière, (le kommando disciplinaire). Il en revint quinze jours après, les membres et la figure pleins d’œdèmes. Il avait été sauvé, parce qu’il n’avoua jamais. L’organisation clandestine avait fonctionné » (Auguste Monjauvis).
Sources
[1] Marie-Elisa Nordmann-Cohen, in Roger Arnould, Les témoins de la nuit, Paris, FNDIRP, 1975, p. 202. Dans ce convoi de 230 femmes, se trouvaient une centaine de communistes, résistantes ou femmes de fusillés, des membres de réseaux non-communistes ou en relation avec eux et quelques prostituées.
[2] Pierre Durand, Danièle Casanova, Messidor, Paris 1991, p. 177. Jusqu’à sa mort, le 10 mai 1943, Danièle Casanova dirigea l’organisation des femmes. Marie Claude Vaillant-Couturier lui succéda.
[3] Jacques Solomon et Georges Politzer avaient été fusillés comme otages le 23 mai 1942, avec d’autres militants communistes dont les veuves, Marie-Jeanne Bauer, Charlotte Dudach et Germaine Pican faisaient également partie de ce convoi.
[4] Le Volkischer Beobachter était le quotidien du parti nazi.
[5] Ils venaient, en réalité, de la buanderie où travaillaient Jean Tarnus et René Demerseman.
[6] Hommage de Marie-Elisa Nordmann-Cohen, présidente de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz, in Le Patriote Résistant, n° 360, octobre 1969.