Récit tiré de l’ouvrage « Emile Drouillas, dit Laporte, militant ouvrier » de Jeanne Roquier-Drouillas et Renée Thouanel-Drouillas, ses filles. Voir sa notice biographique dans le site : Emile Drouillas
« Démobilisé après avoir été blessé, Emile Drouillas a reçu une permission de convalescence
de 30 jours pour le Limousin où il est né, département situé en zone non occupée. Il y entend parler du bombardement de Rennes le 17 juin 1940. Il est sans nouvelle de sa femme et de ses filles et décide de remonter en Bretagne au plus vite. Sa famille, ses camarades de jeunesse lui conseillent de rester en zone libre. Sa tante Drouillas qui a reçu une lettre de Marthe Drouillas peut enfin le rassurer. « Malgré tout, Emile rentre reprendre ses responsabilités chez lui ». « J’ai fait le voyage caché dans un train de marchandises, grâce à un camarade cheminot », dit Emile Drouillas.
Le récit qui suit a été rédigé par l’aînée de ses deux filles, Jeanne, les deux sœurs s’étant partagé les chapitres.
« Les émotions passées, le premier souci de notre père a été de retrouver du travail. L’entreprise Dehé lui a redonné son chantier de la voie ferrée sans difficulté. C’est là que… très facilement et très normalement il a repris contact avec les cheminots communistes.
Il assiste à une de leurs premières réunions clandestines… Cupif se souvient. « Elle a eu lieu chez Sevestre (1), rue Pierre-Martin vers la fin juillet, en 1940 bien sûr. Nous étions onze. En plus de nous trois, Sevestre, Drouillas et moi, il y avait le père Riffault, Colleu
(2), le père Rolland, Charlot Leroy… Sevestre avait reçu des directives de Paris ; il s’agissait d’organiser le recrutement des jeunes et de préparer des actions de sabotages pour gêner les Allemands.
Il fut décidé qu’en tant que responsable départemental, Drouillas ne participerait pas lui-même à l’action sur les voies ferrées. Il était chargé des contacts et de l’organisation d’une aide extérieure ».
Aristide Mentec (3) se souvient, lui, d’une réunion pour laquelle il est venu de Fougères avec Lemarie (4) et Favart. Ils ont retrouvé Emile, place de la Mission et sont allés dans une maison vers le Pigeon Blanc, route de Nantes. Là, dans une mansarde où ils ont retrouvé d’autres camarades, ils ont organisé le travail clandestin, chacun devait essayer de glaner des renseignements. La boite aux lettres était chez Riffault. Cette organisation fonctionne sur un territoire réduit jusqu’à l’arrivée de Auguste Havez qui est chargé par le Comité Central de coordonner les actions pour le nord de la Bretagne, alors que Marcel Paul est responsable du sud avec
pour centre : Nantes. Robert Ballanger, lui aussi vient à Rennes : il s’occupe du Parti et de ses groupes de résistance armée de fin 1940 à mai 1942. Est-ce à un de ces trois envoyés de Paris que Marthe fait allusion quand elle raconte : « Un soir, un grand homme trapu est rentré dans le magasin. Il a demandé à voir Emile. Il avait un pull-over en laine avec des poignets repliés. De ce pli d’une manche, il a sorti un papier pas plus gros que du papier à cigarettes. Il l’a donné à Emile qui l’a lu… deux fois. Puis l’homme l’a replacé dans sa manche, il a parlé un peu, de tout, de rien, puis s’en est allé. Emile a pris son vélo et est parti à son tour sans rien dire ».
Est-ce ce soir-là qu’il a discuté avec une personnalité importante de Paris sur le bord du canal en face des Tanneries ? Il semble que pendant cette période, en plus des camarades de tout le département, Emile ait rencontré beaucoup de personnes telle Renée Neveu qui a adhéré en 1935 à Rennes, mais depuis a rejoint la capitale. Mais ce sont toujours des rencontres brèves, par petits
groupes, sur lesquelles nous savons, en fait, peu de choses. Peu à peu, les groupes de trois se forment. La plupart des volontaires sont des membres du Parti ou des Jeunesses Communistes.
C’est ainsi que Emile transmet consignes et matériel à Jean-Marie Bras et Albert Martin, qu’il se trouve en contact avec René
Perrault et Jean Rouault, tous les deux cheminots et responsables chacun d’un groupe, qu’il travaille avec Henri Bannetel, étudiant
en médecine, lui-même associé à Le Herpeux et Olive. De plus Henri Bannetel est le courrier entre Paris et Rennes… Il fait plusieurs
fois le voyage. Il recrute aussi d’autres jeunes pour former de nouveaux groupes de trois. Parmi eux, Jules Lebrun, fils, puis son frère Rémy alors âgé de seize ans. Ils ont une façon bien à eux de s’emparer des armes des officiers allemands, dans les vestiaires des cafés. La famille Lebrun est alors logée à l’école du Cercle Paul-Bert, rue de Paris, puisque Jules Lebrun, père, en est le directeur… Là, sont cachées les armes récupérées, sous le toit de la chapelle (4) ; là, sont souvent hébergés les responsables nationaux en mission (5).
Depuis son retour de la zone libre et sa démobilisation en septembre… Emile est très surveillé. Souvent, au magasin, nous avons la visite de deux policiers français en civil : un grand rouquin et un autre, toujours les mêmes ; et cela, parfois, quand Emile est au travail. Les policiers se plantent dans un coin et surveillent les allées et venues. Un jour, ils laissent une convocation, il faut qu’Emile se rende le soir même à la Préfecture où est installée la Kommandatur. Il a obéi, bien sûr, très calmement. En chemin, il rencontre Marcel Modot, lui dit où il va… Aussitôt celui-ci se propose pour l’aider.- Va tranquille. Je vais surveiller ta sortie, si tu n’es pas seul, j’irai prévenir ta femme. En fait, ce n’est qu’une fausse alerte, ils sont revenus tous les deux à la maison.
L’arrestation
Et puis, la situation s’aggrave brutalement avec l’invasion de l’Union Soviétique, le 21 juin 1941 par les troupes allemandes. La
chasse aux « rouges », aux communistes s’intensifie. Notre père sent certainement l’étau se refermer sur lui, même si apparemment, il est toujours aussi calme, et même s’il continue à m’obliger de manger les poireaux qui sont dans ma soupe. Le dimanche 29 juin, comme tous les dimanches, nous allons route de Vern cultiver le jardin que nos parents louent et qui leur permet d’avoir des légumes frais et bon marché à vendre à l’épicerie.
La famille Dodin (Gaston dit Mastic, peintre en bâtiment, sa femme Germaine, et leurs cinq enfants)
vient nous rejoindre… Comme il fait beau, on prend des photos… C’est pourtant rare à cette époque de prendre des photos ! Le soir, nous rentrons tard, papa pousse une brouette chargée de légumes et de fruits, maman a la poussette de ma petite sœur ; moi, je tiens un bras de la brouette alors que Kiki, le chien, est attaché à l’autre et tire. En passant route de
Châteaugiron, devant chez Hardy, maman dit : – Je m’arrête un peu, je vais aux nouvelles. Nous, nous continuons notre route… Papa se détourne souvent, on s’est même arrêté deux fois avant la rue Richard-Lenoir. Assieds-toi un peu, tu dois être fatiguée, me dit-il. Mais il maugrée entre ses dents. Mais qu’est-ce
qu’elle fait ? Une voiture allemande arrive, nous reprenons notre route. Maman ne nous rejoint qu’à la maison. – Eh bien, tu en as mis du temps ! Tu n’es pas raisonnable, tu me laisses seul avec la gosse… et si il m’était arrivé quelque chose, qu’aurait-elle fait ? J’en reste pantoise, je n’ai jamais assisté jusque-là à une telle scène. Il faut dire que Jean Rouault, René Perrault, Henri Bannetel, sont déjà arrêtés. Le lendemain, 30 juin, sur le chantier, on vient le prévenir… C’est son tour… Mais il n’a pas voulu partir sans nous embrasser, sans ranger ses papiers pour qu’on n’ait pas
d’ennuis. Il est revenu à la maison, comme d’habitude, il a simplement glissé à l’oreille de maman : « Prépare mes affaires, je pars cette nuit ». Et puis, on est passé à table. Il est aux environs de 20 heures, le magasin est toujours ouvert… Soudain, la porte est poussée brutalement, un bruit de bottes, papa se lève rapidement, va au devant des visiteurs… Maman me saisit par le bras, me fait passer ainsi que Renée par la porte de derrière. – « Va, emmène ta soeur dans la cour ». J’obéis, moi aussi, j’ai reconnu le pas
des Allemands ; c’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Mme Chevalier, notre voisine du deuxième étage, descendue en hâte. « Eh bien, les enfants, vous pouvez jouer tard maintenant, il fait beau ». – « On ne joue pas… Mais les Allemands sont à la maison et maman ne veut pas que Renée les voie ». Quelques minutes passent. Un bruit de porte qui s’ouvre, je reconnais fort bien que c’est la nôtre, celle de derrière ; c’est alors que Mme Chevalier prend Renée dans ses bras, me pousse dans l’escalier. – Oh, c’est mon petit Yves qui est tout seul, il est sûrement tombé de sa chaise, venez avec moi. Tout en disant cela, elle monte et me pousse vite, très vite… et pourtant… ; Pas assez vite pour m’empêcher de voir mon père, en bras de chemise, passant au pied de l’escalier, avec le canon du fusil d’un
soldat allemand braqué dans son dos. Alors… j’ai pleuré. (J’ai appris, plus tard, que mon père avait demandé à aller aux W.c. et c’est là qu’il se rendait quand Je l’ai vu.) Et puis, maman nous a rappelées… – Viens embrasser ton père… mais ne pleure pas, il ne faut pas lui enlever son courage. Elle aussi prend Renée dans ses bras et me pousse devant elle jusque sur le trottoir où papa est déjà… prêt à monter en voiture. Et voilà. La voiture est partie vers une destination inconnue, la vaisselle est ramassée, maman ferme le magasin et nous sortons toutes les trois. Nous n’allons pas loin, à cinquante mètres peut-être, ruelle Degland, chez Jean Honoré… C’est chez cet ouvrier de Ouest-Eclair que j’entends pour la première fois : Ici Londres, les Français parlent aux Français ».
- Note 1 : Marcel Sevestre, né le 1er avril 1896 à Rennes, cheminot. Militant syndicaliste CGTU puis CGT ; militant communiste, puis secrétaire fédéral. Décédé le 26 mars 1965 (Le Maitron).
- Note 2 : Jean Colleu, né le 10 septembre 1903, serrurier à Rennes. Secrétaire de l’Union locale unitaire, candidat du Parti
communiste lors des élections municipales de Rennes en 1935 et aux législatives à Vitré (Le Maitron). - Note 3 : Aristide Mentec, né le 30 août 1895, coupeur en chaussures ; secrétaire du syndicat CGTU de la Chaussure et de la
cellule communiste de Fougères en 1932, conseiller prud’homme. Décédé le 18 mai 1982 (Le Maitron). - Note 4 : Joseph Lemarié, secrétaire du syndicat CGTU du Bâtiment de Fougères), fut candidat sur la liste communiste aux élections municipales de 1935 (Le Maitron).
- Note 5 : Le siège du Cercle Paul-Bert est un ancien couvent.
- Note 6 : Jules Lebrun, fils, ajusteur aux chemins de fer, participe au déraillement de trains de marchandises allemands entre Dieppe et Rouen. Il prend part au sabotage des voies, exécute un officier allemand en plein jour, rue de l’Horloge à Rouen, effectue des transports d’armes entre Rennes et Rouen. Arrêté en décembre 1942, incarcéré à Dieppe et Rouen. Il est
transféré à Paris où il est délivré par les F.F.I. le 15 août 1944. Il reprend Immédiatement le combat : Il participe à la Libération de Paris. Il est blessé le 2 septembre et décède le 2 octobre 1944. Il est homologué lieutenant de la Résistance. Rémy Lebrun est arrêté par la police spéciale de Morellon, chez ses parents, le 1er mars 1942. Après diverses prisons en France, il est
incarcéré au camp de Compiègne en avril 1944 et déporté à Mathausen en Autriche, Kommando de Melk-Ebensée. Il sera libéré le 6 mai 1945. Quant aux parents, ils sont déplacés d’office par l’Académie et envoyés à Pluneret à côté de Sainte-Anne-d’Auray (Jeanne Roquier-Drouillas et Renée Thouanel-Drouillas).
En cas d’utilisation ou publication de ce témoignage, prière de citer, outre l’ouvrage de Jeanne Roquier-Drouillas et Renée Thouanel-Drouillas : « Témoignage publié dans le site « Déportés politiques à Auschwitz : le convoi dit des 45.000 » https://deportes-politiques-auschwitz.fr Adresse mail : deportes.politiques.auschwitz@gmail.com