Les lieux de décisions sont particulièrement visés par la Résistance. Outre l'hôpital (Revier), il y a le service du travail, qui gère la répartition des détenus dans les kommandos et leur transfert dans d'autres camps. Un certain nombre de "45 000" ont profité des acquis dans ce domaine, comme len atteste Roger Abada.
Un autre moyen de soulager la misère de nos compagnons était de leur procurer un kommando de travail moins pénible, où ils seraient moins maltraités. Ce fut le cas de Louis Eudier. Sorti du Revier en février 1943 pour échapper à une sélection, Louis Eudier est d’abord affecté à un kommando de charpentiers pour construire un pont sur la Zola : Les SS frappaient à coups redoublés de schlagues et de bottes.(…) Je sciais de grosses pièces de bois : mes faibles forces me trahissaient et c’est presque à genoux qu’en général je travaillais.(…) J’ai expliqué ma situation à mes camarades (…) : les SS et certains kapos tuaient les gars par plaisir, (et) je ne tarderais pas à y passer aussi dans quelques jours. Alors un camarade me fit savoir que le kapo des pommes de terre était un politique allemand qui aimait beaucoup les Français. Je m’en rendis compte par la suite, car il faisait partie de l’organisation (…). Il fut dénoncé, arrêté, puis pendu. Dans ce kommando, ses compagnons de travail, des Allemands qui avaient le droit de recevoir des colis, laissent Louis Eudier faire, à leur place quelques petites corvées. Ce qui lui vaut des suppléments de pain et de saucisson dont il fait bénéficier un autre « 45 000 », Gaston Aubert.
Un élargissement de la solidarité profitable aux « 45 000 »
Quelques kommandos étaient particulièrement importants car ils permettaient d’assurer une solidarité élargie.C’est ainsi que des « 45 000 » sont placés aux cuisines, pendant un délai plus ou moins long (Georges Dudal, Louis Eudier, Jean Rouault), à la boulangerie (Yannick Mahé, Mario Ripa), à la désinfection (Fernand Devaux), à la buanderie (Jean Tarnus, René Demerseman). Gabriel Lejard se souvient avec émotion de l’aide de son camarade Yannick Mahé. Chaque jour, celui-ci mettait deux pains sous les barbelés devant lesquels passait la colonne du kommando de Gabriel Lejard : On arrivait, « ein, zwei »… on se baissait. Parfois, on recevait un coup de trique et les deux pains croulaient. Mais ceux qu’on ramenait, on se les partageait. Gabriel Lejard était dans un kommando de terrassement. Il lui était impossible d’améliorer sa ration alimentaire en faisant du troc : Tu décharges des cailloux, qu’est-ce que tu veux donner en échange? Roger Abada a rapporté que des soupes supplémentaires, des pommes de terre, du linge, du savon, volés à l’administration du camp par ce que nous appelions « l’organisation », furent distribués aux plus défavorisés et aux plus méritants.
Georges Dudal est le premier maillon d’une filière qui permet de faire entrer du sucre dans le camp. A la suite de circonstances racontées plus loin, il est pris à la cuisine des « civils », les contremaîtres et les ingénieurs qui formaient l’encadrement technique des détenus travaillant pour les entreprises privées allemandes : « Je faisais chaque soir des centaines de litres de café pour ces « civils ». Je touchais 10 kilos de sucre pour ce café. J’ai trouvé, par l’intermédiaire d’un Polonais, de la saccharine. Pendant toute la période où je suis resté à la cuisine des civils, le café n’a jamais reçu un gramme de vrai sucre. Le sucre était expédié au camp, le plus souvent par les peintres qui venaient travailler au Gemeinschaftlager. Des bidons de peinture avaient été bricolés par des copains de la Schlosserei. Dans le goulot, ils avaient soudé un tube qui allait jusqu’au fond. Quand les SS y plongeaient leur sonde, ils ne trouvaient rien d’anormal. Mais le bidon s’ouvrait aussi un peu plus bas. Et dans l’espace laissé entre la paroi et le tube central, on pouvait glisser du sucre ou tout autre chose. Le sucre était destiné aux détenus mais j’ignore à qui il échouait ».
Combattre la démoralisation et les antagonismes nationaux
La diffusion des nouvelles du front était une des missions que s’était donnée la Résistance dans la mesure où elle entretenait l’espoir et la volonté de vivre. « Nous étions par petits groupes, raconte Louis Eudier. Notre camarade Abada, presque chaque semaine, nous informait autant que possible du combat des armées soviétiques, ainsi que de l’activité de la Résistance dans le camp. Ainsi les informations de groupe en groupe pénétraient dans les commandos et dans les blocks. Ces informations provenaient du Comité international : En ce qui concerne les grands événements, nous avions plusieurs possibilités ; d’une part, déjà, la lecture de la presse allemande, qui ne nous était pas destinée mais qui traînait dans les bureaux des SS et des kapos, qu’on pouvait s’approprier et qui était lue au travers de la propagande allemande. (…) Ensuite, il y a eu effectivement un poste clandestin. (…) Et l’autre moyen, c’étaient des contacts avec des personnes. « Il y avait des gens qui venaient de l’extérieur, les contremaîtres civils, les Meister ; il y avait des possibilités et même des filières qui ont fait qu’à un moment donné la direction internationale avait le contact avec les partisans qui se trouvaient de l’autre côté de la frontière » (Roger Abada).
La victoire de Stalingrad fut le premier événement qui apporta dans notre vie une grande lueur d’espoir. Il nous permit de détruire l’état d’esprit de soumission et de défaitisme qui régnait dans le camp (Roger Abada). Le 2 février, Paulus capitule à Stalingrad. C’est la consternation chez les SS. Le Völkischer Beobachter paraît encadré de noir, avec les portraits des généraux allemands morts ou prisonniers des Soviétiques. La Résistance organise alors une démonstration que décrit Louis Eudier : « J’étais au block 5-A au moment où Hoess faisait l’appel avec toute sa cour de Blockführer. A un signal du camarade responsable, (…) tous les Mützen (bérets de déportés) furent jetés en l’air. L’appel se passait toujours dans le plus grand silence. Alors Hoess entra dans une colère féroce, il vint vers notre block avec un groupe de SS et désigna 50 camarades (dont Garnier et moi-même). Revolver d’une main et la schlague de l’autre, il nous fit faire du « sport ». Pendant au moins vingt minutes, nous avons rampé sous les coups, sur le ventre, sur les genoux puis, de temps à autre, il sautait au milieu de notre groupe en tirant des coups de revolver et en frappant des coups de schlague. Je ne sais combien de camarades ont été blessés, mais je me rappelle avoir été plus de quinze jours à me remettre des meurtrissures. A la suite de cela, le Comité international décide de diffuser un manifeste parmi les détenus : Les grandes lignes du manifeste avaient été élaborées par le Comité international. Chaque groupe national est ensuite chargé d’en faire une rédaction dans sa propre langue. On a fait ça sur des bouts de papiers qu’on avait trouvés comme ça. Et on s’est mis à l’étage supérieur d’un châlit au block 22, je m’en souviens. On ne pouvait pas en faire des quantités : on en a fait quatre qui ont été remis à ceux qui avaient le contact avec l’organisation, sur la base classique des groupes de trois, de l’un à l’autre, en demandant de les détruire après, bien évidemment. (…) Les grands thèmes en étaient les victoires sur le front de l’Est, Stalingrad et tout ce qu’on en savait. Les consignes : le faire savoir, redonner confiance, se préparer à se libérer soi-même, s’unir en surmontant les antagonismes entre nationalités. (…) Ce manifeste eut un écho. (…) Il donnait une orientation qui redressait un peu le moral (Roger Abada).
Les antagonismes entre détenus sont, en effet, une des préoccupations majeures du Comité international : « Une atmosphère de division était sciemment entretenue entre les déportés par les SS – écrit Roger Abada -. Les Allemands considéraient les Polonais comme des êtres inférieurs et les Polonais haïssaient les Allemands qui les avaient vaincus. Ils avaient également subi l’influence des éléments réactionnaires, nombreux dans leur pays et étaient dressés contre les Russes. Les Français étaient aussi les bêtes noires des Polonais car, dès notre arrivée, les SS avaient accrédité le jugement que nous étions responsables de la défaite de la Pologne parce que nous ne l’avions pas aidée. Quant aux Israélites, tout le camp – les éléments conscients à part s’entend – était dressé contre eux. Que faire dans de telles conditions ? Pendant des mois et des mois, il fallut combattre ce courant. Le mot d’ordre était: « Ici, il n’y a que des internés, unis par un même sort. Nos ennemis communs ce sont les SS qui nous martyrisent ». Ce fut très difficile. Des préjugés s’étaient établis. De vieilles rancunes, des coups reçus par les uns et les autres, des paroles prononcées qui ne pouvaient s’oublier. Mais enfin nous parvînmes, là aussi, à des résultats. Des contacts politiques furent établis entre Polonais et Français, Russes et Polonais et ainsi de suite entre nationalités différentes ».
Dessin de Francis Reisz, 1945, in « Témoignages sur Auschwitz«
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