14 août 1943 – 12 décembre 1943
En 1943, les «45000» bénéficient de mesures exceptionnelles prises par les SS en direction des détenus politiques français. En mars, 17 sur 25 des «45000» ayant survécu à l'enfer de Birkenau retournent au camp principal. Le 4 juillet, tous les «45000», à l'exception du seul survivant portant l’étoile des Juifs (David Badache), sont autorisés à écrire en France et à recevoir des colis. Entre le 14 août et le 12 décembre 1943, les quelques 150 survivants sont placés (à quelques exceptions près) en quarantaine au premier étage du block 11, la prison du camp, où ils connaissent quatre mois d'un relatif répit. Ils n’ont plus à travailler, ni à subir les coups des SS et des kapos.
Quelques jours à peine après la réception des premières lettres, on vient chercher les « 45 000 » dans leurs kommandos pour les conduire au block 11.
Situé dans l’angle sud-est du camp, il donne sur une cour fermée par deux hauts murs qui le réunissent au block 10. Ce bâtiment avait trois fonctions. «Le sous-sol servait de bunker, de prison pour les internés du camp. Le rez-de-chaussée servait de lieu de détention pour les civils arrêtés, soit dans une rafle, soit après un attentat survenu dans la région. (…) Au premier étage, était la «quarantaine» pour (les détenus qui devaient) aller dans un autre camp ou être libérés définitivement» (Marcel Cimier).
Aussi les « 45 000 » sont-ils pleins d’appréhension quand on les amène dans ce qu’Adrien Humbert appelle le « block maudit« . Ils sont d’autant plus anxieux que quelques-uns avaient reçu l’annonce d’une mort prochaine : «En partant de Budy -raconte Clément Coudert – les SS m’avaient dit qu’ils allaient me fusiller».
Pour Gabriel Lejard, l’explication est au contraire optimiste : «Un chef d’équipe tchèque, un bon gars, vient me chercher au boulot. Il m’explique que tous les Français vont être rassemblés au block 11, que nous allons être libérés. Quelle interrogation, faite à la fois de joie et d’inquiétude !»
Les « 45 000 » sont emmenés dans l’une des salles du premier étage. Le Blockführer les reçoit avec des paroles sinistres, simple variante de celles qu’ils avaient entendues à leur arrivée au camp : «ici il n’y a qu’une entrée, mais deux sorties, une bonne et une mauvaise. On entre vivant, mais on sort vivant ou mort» (Raymond Montégut).
Comme à notre connaissance les archives d’Auschwitz n’ont conservé aucune trace officielle de l’internement des Français au block 11, pour le situer dans le temps, seuls ont pu nous renseigner les souvenirs concordants et recoupables des rescapés (car certains accusaient des écarts de plusieurs mois).
Par ailleurs, les lettres des « 45 000 » expédiées tous les 15 jours et au dos desquelles sont mentionnés le numéro du block et, parfois, celui de la chambre du détenu, ont fourni une fourchette fiable.
Surtout en consultant en juin 2023 les archives d’Arolsen pour mettre à jour la notice d’Henri Peiffer, nous avons trouvé sa fiche matricule d’Auschwitz, avec la mention des dates de son passage au Block 11, ce qui confirme bien la fourchette retenue.
Henri Peiffer quitte en effet – selon sa fiche administrative- la DAW le 14 août 1943 et entre au Block 11 le 14 août 1944. Il est de retour à la DAW comme serrurier le 13 décembre 1943, ce qui signifie qu’il est encore au Block 11 la veille, 12 décembre ).
Les premières lettres écrites au block 11 datent du 22 août 1943. Pour Henri Peiffer qui avait inscrit les faits majeurs de sa déportation sur un carnet trouvé dans un colis de la Croix-Rouge au moment de sa libération, la quarantaine avait commencé le 14 août 1943. La date avancée par Raymond Montégut et Jacques Jung est également celle du 14. Charles Lelandais la confirme : «Au block 11 nous (…) trouvons un détenu polonais parlant très bien le français (…). Il nous a dit : « Demain c’est la fête de la Vierge et nous allons prier, intercéder auprès d’elle. Ce lendemain, était forcément le 15 août».
On peut donc s’en tenir au 14 août 1943 pour fixer l’arrivée au block 11 de la plupart des « 45 000« . Cependant, ils n’y entrent pas tous au même moment. Ceux qui travaillaient dans des kommandos particuliers n’y sont amenés qu’au bout de plusieurs jours. Ainsi André Montagne ne quitte ses fonctions d’infirmier au block 20 qu’à la mi-septembre 1943.
Il est difficile de connaître le nombre exact de Français rassemblés au block 11.
Les « 45.000 » rescapés ont indiqué un nombre variant entre 120 et 140. René Aondetto – dont les souvenirs sont généralement fiables – comme quelques autres, a donné le chiffre très précis de 136. Henri Peiffer, qui doit à sa bonne pratique de l’allemand d’être Dolmetscher (secrétaire-interprète) au Block 11, note dans un carnet la présence au Block 11, de « 151 Français, dont un camionneur et plusieurs mineurs qui n’étaient pas des « 45 000« .
Ce dernier témoignage est confirmé par celui de Joseph Freund, que j’ai rencontré lors d’un pèlerinage à Auschwitz. Il s’agit d’un déporté d’Alsace-Moselle déporté en 1941, passé par Würzburg (sous-camp de Flossenbürg), Dachau, Munich et Flossenbürg avant d’être transféré à Auschwitz, où il est au Block 11 avec les « 45.000 ». Il est libéré à Auschwitz le 27 janvier 1945.
Mais on ignore à quel mois de la quarantaine correspondent ces évaluations chiffrées, car, on le verra, plusieurs « 45 000 » ont dû quitter le block 11 pour des raisons de santé, et neuf autres n’ont fait aucune quarantaine. Jules Polosecki (en tant que Juif) et Lahousine Ben Ali, qui est Vorarbeiter (contremaître), et qui étaient restés à Birkenau. Quant à Robert Jarry, il est demeuré, plus ou moins clandestinement, entre février 1943 et avril 1944 au block 20 du Revier, où il avait trouvé refuge (lire son récit dans sa notice biographique Jarry Robert).
D’autres « 45 000« , trop affaiblis, ne peuvent rejoindre leurs camarades.
André Montagne se souvient d’être parti du block 20 du Revier en y laissant plusieurs d’entre eux. Robert Blais y meurt le 19 septembre 1943, Marius Vallée, le 26. Raymond Balestreri, épuisé par sa détention à Birkenau, décède le 27 octobre 1943. Et Raymond Langlois, atteint de tuberculose, s’éteint le 11 novembre 1943 (Témoignage de Georges Brumm).
Johan et Robert Beckman, qui avaient été rétablis dans leur nationalité hollandaise dans les jours suivant leur arrivée à Auschwitz, quittent à cette période leur travail à la Politische Abteilung contre l’avis de leur supérieur SS, Hans Stark, et sont affectés à Birkenau. Leur cas est intéressant, car il prouve que cette mesure de quarantaine n’a concerné que les détenus politiques français. Comme l’atteste également la présence au block 11, aux côtés des « 45 000« , de Français qui n’avaient pas été déportés dans le convoi du 6 juillet 1942.
En consultant les bases de données de la FMD pour des convois partis de France (alsaciens-mosellans, mineurs du Pas-de-Calais), nous avons trouvé plusieurs noms : Joseph Freund, rescapé, libéré le 27 janvier 1945 à Auschwitz / Herbant Marcel, d’Hénin Liétard (Pas-de-Calais) libéré le 4 octobre 1943 à Auschwitz / Michel Emile de Forbach (Moselle), libéré le 29 juin 1944 à Auschwitz / Devermelle Léon de Fouquières-les-Lens (Pas-de-Calais, déporté le 13 juin 1941 par le « train des mineurs », libéré le 5 mai 1945 à Gusen / Boure Robert du Mans, parti en 1942 d’Alsace-Moselle, rescapé, libéré à Mauthausen le 5 mai 1945)
Pour ce qui concerne les convois « partis du Reich », la base de données de la FMD recense 42 hommes et 3 femmes déportés vers Auschwitz, avec un numéro matricule à Auschwitz pour certains. Nous y avons trouvé les noms d’une vingtaine de français qui ont pu être au Block 11 d’Auschwitz avec les « 45 000 » – dont avec certitude celui de Gustave Remy (4) qui a même dessiné le plan du Block 11, sans que pour les autres noms il puisse s’agir d’une même certitude, dans la mesure où les dates d’arrivée à Auschwitz ne sont pas mentionnées dans la base de la FMD.
Comment expliquer ces mesures d’exception ?
Plusieurs hypothèses sont possibles et notamment la diffusion en France, en mai 1943, d’un tract du Front national de lutte pour l’indépendance de la France sur Auschwitz.
Pourquoi ce regroupement des détenus politiques français au camp principal ? Aucun document n’a été retrouvé dans les archives d’Auschwitz, d’ailleurs très lacunaires, pour expliquer un tel traitement. Cependant il existe de remarquables similitudes entre le sort réservé aux survivants du convoi du 6 juillet 1942 et aux femmes du convoi du 24 janvier 1943. Ces deux convois ayant pour caractéristique commune d’avoir été, en 1943, les seuls transports vers Auschwitz composés, dans leur très grande majorité, de prisonniers politiques français.
C’est donc à partir de cette spécificité et des témoignages recueillis qu’il faut s’interroger. Peu de temps avant son retour au camp principal, Henri Peiffer, Blockschreiber (secrétaire de block), avait appris de la bouche même du Rapportschreiber de Birkenau, que ce dernier avait reçu l’ordre de la Gestapo de recenser tous les détenus politiques français se trouvant dans ce camp[1].
Pour Henri Peiffer, cette décision avait été prise après une inspection du camp par Henrich Himmler, au début de l’année 1943 : «En janvier 1943, Himmler fit une visite à Birkenau, vers 9 heures du matin. Sur ordre du Rapportführer SS, les présents au camp furent rassemblés aux environs des cuisines et Himmler nous interrogea. Kaziemirz (Smolen), le Lagerschreiber polonais servait d’interprète. Lorsque Himmler arriva devant moi, il s’exclama : « Ach, ein Franzose ! » et Kaziemirz de dire : « Il parle allemand« . Himmler me demanda. « Combien de Français êtes-vous dans ce camp ? ». « Je l’ignore », fut ma réponse».
David Badache, Georges Dudal et Georges Marin ont confirmé que Himmler était venu à Birkenau durant l’hiver 1942-1943, sans toutefois pouvoir en préciser la date : «Il faisait très froid – remarque Georges Marin – Au centre du groupe, il y avait un petit bonhomme à lunettes. On a dit dans le camp qu’il s’agissait de Himmler». Pour David Badache, Himmler serait venu à Birkenau pour l’inauguration du premier grand Krematorium. David Badache était alors comptable au magasin d’habillement. De son baraquement, il avait aperçu Himmler entouré d’officiers SS. Ce dernier témoignage daterait cette visite de mars 1943. C’est, en effet, le 4 mars 1943 que les cinq fours du Krematorium-II sont essayés en présence des SS de la Politische Abteilung, de la Bauleitung et d’autres personnalités [2].
Le Kalendarium d’Auschwitz ne mentionne pas la présence de Himmler à Birkenau ni ce jour-là, ni au cours de l’année 1943. Cependant, selon les historiens du Musée d’Auschwitz, Himmler serait venu dans ce camp à plusieurs occasions.
Quant à Rudolf Vbra (in son livre témoignage « Je me suis évadé d’Auschwitz« ), il fait longuement état d’une visite de Himmler pour l’inauguration du Krématorium, tout en la situant, comme Henri Peiffer, en janvier 1943 [3].
Quoi qu’il en soit, il reste à comprendre pourquoi les politiques français de Birkenau, en l’occurrence les « 45 000« , devaient être ramenés à Auschwitz-I. Il ressort du dialogue rapporté par Henri Peiffer que Himmler (ou le dignitaire SS) était surpris de rencontrer à Birkenau, et peut-être de manière plus générale à Auschwitz des détenus politiques français. Jugeait-il que ceux-ci n’y avaient pas leur place ? Il est vrai qu’à cette date les déportés par mesure de répression d’Europe de l’Ouest étaient dirigés vers d’autres camps. On peut alors envisager la possibilité d’un rassemblement des « 45 000 » à Auschwitz-I en vue d’un transport vers un autre KL.
Cette éventualité s’appuie sur le témoignage de Marie-Elisa Nordmann-Cohen, déportée dans le convoi des « 31 000« . Pendant son séjour au Revier (« Hôpital ») entre le 28 février et le 21 mars 1943, elle avait entendu une conversation entre la doctoresse polonaise et une gardienne SS, laquelle disait : «Ces Françaises ne supportent pas le climat d’ici. Elles meurent comme des mouches. Elles vont être toutes transférées à Ravensbrück». Cette perspective a été confirmée par la suite à Marie-Elisa Nordmann-Cohen par une amie tchèque, Annie Binder, secrétaire du docteur SS Caesar, chef du laboratoire de Raïsko, où travaillaient plusieurs « 31 000« . Cependant, force est de constater que ce projet n’a pas eu de suite immédiate et qu’une partie seulement des politiques français de Birkenau a été ramenée à Auschwitz-I en mars 1943.
Claudine-Cardon Hamet, docteur en histoire, auteure de Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 (éd. Autrement, collection Mémoires, Paris, 2005, mis à jour en 2015) édité avec le soutien de la Direction du Patrimoine et de l’Histoire et de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation.
En cas de reproduction partielle ou totale de cet article, prière de citer l’auteure et les coordonnées du site https://deportes-politiques-auschwitz.fr
- [1] Le changement de « triangle » de David Badache montre, en effet, que des dossiers de « 45 000 » ont été examinés par l’administration SS au cours du premier trimestre de 1943.
[2] Danuta Czech, Kalendarium, à la date du 4 mars 1943.
[3] Rudolf Vrba, Alan Bestic, « Je me suis évadé d’Auschwitz » , p. 19 et suivantes.
– Pages 206 à 223 de mon livre « Triangles rouges à Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 » Editions Autrement, 2005 Paris.
Photos Wikipédia et Mémorial de la Shoah - Note 4 : Gustave Rémy. Né en 1920 à Eloyes (88), arrivé à Auschwitz en mai 1943, rescapé libéré à Buchenwald le 11 avril 1945. Cet ouvrier du textile avait été désigné, le 3 novembre 1942, par son entreprise d’Elfes, dans les Vosges, avec dix-sept autres membres du personnel, pour se rendre en Allemagne. C’est ainsi qu’il se retrouva à Ternitz, en territoire autrichien, où il fut employé comme serrurier. Au bout de trois mois, il fut arrêté et interrogé par la Gestapo, à propos d’une lettre qu’il avait écrite à son frère, prisonnier de guerre en Allemagne. Il lui confiait son « dégoût d’avoir à besogner pour les Allemands ». Incarcéré à Vienne, puis dans d’autres prisons du Reich, il fut finalement transporté à Auschwitz, en mai 1943, dans un wagon cellulaire, plein jusqu’à l’entassement. Immatriculé sous le numéro 123.124, il rejoignit les « 45 000 » au block 11, en août 1943[2]. Quant à Joseph Freund, il était arrivé au block 11, dans les derniers, au début de septembre 1943, à la suite d’un long périple. Né en 1919 à Colmar, de père alsacien et de mère allemande, il avait passé toute son enfance avec sa mère qui était retournée en Allemagne après la séparation du couple. En 1935, il était expulsé comme étranger. Sans point d’attache, il trouva un emploi à Colmar, dans l’hôtellerie. Comme il se rendait en Allemagne pour retrouver sa mère à l’occasion des fêtes de Noël 1936, il fut à nouveau arrêté et condamné à 20 mois de prison en Poméranie, pour « espionnage au profit de la France ». Au bout de sa peine, en 1938, il fut, une fois encore, expulsé du Reich. Il travailla à Mulhouse, puis à Paris, Cognac et Angoulême, comme garçon de café. A la déclaration de guerre, il s’engagea comme volontaire dans l’armée française qui ne l’avait pas recensé. Fait prisonnier en juin 1940, il refusa de prêter serment au IIIe Reich comme la Wehrmacht l’exigeait de tous les Alsaciens. Ramené d’autorité en Alsace, en octobre 1940, il fut arrêté en décembre par la Gestapo qui l’accusa, comble d’ironie, « d’être retourné en Allemagne, malgré deux expulsions » – l’Alsace ayant été intégrée au Reich, après la défaite de 1940 -. Il passa 6 mois en prison, puis fut transféré au camp de concentration de Dachau où il fut détenu entre juin et décembre 1941. Après un nouveau séjour dans les locaux de la Gestapo de Munich, il fut interné à Flossenbürg, entre mars et septembre 1942, puis emmené à Auschwitz. Il y reçut le numéro « 62.860 ». Au printemps 1943, il fut désigné comme chef de block, au camp des Tsiganes. Jusque-là, il ne portait aucune lettre sur son triangle rouge, ce qui signifiait qu’il était considéré alors comme Allemand. Mais au camp des Tsiganes, créé en février 1943, il dut arborer la lettre F qui identifiait les détenus français (non juifs). Il fut donc ramené de Birkenau en septembre 1943, pour entrer en quarantaine. Ainsi, cette quarantaine n’était pas particulièrement destinée aux « 45 000 », mais concernait tous les détenus « politiques » français du camp d’Auschwitz et de son annexe de Birkenau (in « Mille otages pour Auschwitz », pages 362 et 363).