3 feuilles dactylographiées envoyées au « Patriote Résistant »


Plusieurs années après son retour de déportation, Louis Eudier a écrit un livre : «Notre combat de classe et de patriotes 1934-1945»(1) retraçant ses années de lutte au Havre et sa déportation.  Mais auparavant, dans les années 1960, il avait déjà témoigné dans le «Patriote Résistant» : le texte qui suit reproduit trois feuilles dactylographiées envoyées au «Patriote Résistant» (sans date). J’ai volontairement maintenu la majuscule au mot Camarade qu’il a systématiquement employée.  Claudine Cardon-Hamet

En cliquant sur ce lien lire la biographie de Louis Eudier

«Le 6 Juillet 1942 notre convoi fut formé sur la place d’appel du camp de Royallieu. Il fut divisé en deux parties : la première de un millier de Camarades. Nous avons attendu une heure, puis un second groupe de Camarades est venu nous rejoindre avec leur baluchon, car nous ne savions pas où nous allions. Nous avions eu comme renseignement que nous allions dans l’est de l’Europe.
Nous étions une dizaine de Camarades du Havre : Couillard, métallo – Vernichon, marin – Bellanger, docker – Thépot, métallo – Richard, métallo – Le Troadec, docker – Gras Jean, menuisier – Blaize, caréneur – Friot, petit commerçant – Eudier, métallo et plusieurs autres Camarades dont le nom m’échappe.

Je me souviens de la réflexion du Camarade docker de Rouen Georges Terrier – dit «la tache» qui faisait partie du deuxième groupe qui est venu nous rejoindre sur la place d’appel avec son baluchon : « Je suis content d’avoir été désigné pour faire partie de votre convoi, car vous auriez pu douter de moi si j’étais resté« .
Il y avait des Camarades de Rouen, d’Elbeuf, de Dieppe, de Maromme. De la Seine Maritime, nous étions peut-être une cinquantaine. J’ai reconnu aussi Lejard de Dijon, Garnier de Flers et bien d’autres Camarades qui avions milité ensemble dans la Fédération de la métallurgie.
Nous étions pour la grosse majorité des militants ouvriers, des responsables syndicaux, des communistes. Bellanger, Couillard, Bernichon ont été arrêtés le 25 janvier 1941 pour distribution de tracts anti-allemands.
Terrier Georges est mort assassiné par un S.S. parce qu’il ne pouvait plus travailler. Le Troadec et moi-même sommes revenus d’Auschwitz, mais depuis Le Troadec est mort(2), et je suis le seul survivant des Havrais.

Certains avaient fait les brigades internationales en Espagne avaient lutté contre les armées fascistes de Franco, Mussolini qui ont écrasé la République espagnole.

Notre convoi était formé de militants de Seine-Maritime et de tous les départements de France et plus particulièrement de Paris. Nous étions de la métallurgie, du bâtiment, des Produits Chimiques, du Textile, des Marins, des P.T.T., des fonctionnaires etc. qui avions combattu et qui étions connus comme tels contre le fascisme pour l’unité syndicale, nous avions participé au mouvement du 12 février pour le Front Populaire, nous avions fait les occupations d’usines de 1936 et avions obtenu une meilleure répartition du revenu national. Nous avions lutté contre les accords de Munich, nous nous étions jetés corps et âme dans le combat contre l’occupant et les collaborateurs.

Cf Article du site : Les wagons de la Déportation. 

Quand après deux jours et deux nuits nous sommes arrivés à Auschwitz, à coups de matraques, encadrés de S.S. nous avons été conduits au camp dont la porte d’entrée était surmontée d’un slogan « le travail rend libre« . Nous avons passé devant un orchestre de musiciens déportés.
Les premières paroles qui nous furent traduites par un interprète déporté «Monsieur le S.S. me dit de vous traduire que vous êtes rentrés par la porte du camp et que vous en sortirez par la cheminée du Crématorium». Puis avec ses aides, des déportés aussi, ils prirent un jeune Camarade parmi nous et lui administrèrent de toutes leurs forces des coups de schlague : j’entends toujours les cris de douleur de ce Camarade.
Nous avons été conduits ensuite avec la même escorte et des chiens à Birkenau où le chef de notre block, un assassin, tua à coups de gourdin un de nos Camarades (sans aucune raison), il était je crois professeur d’Education Physique de la Région Parisienne.
Trois semaines plus tard notre convoi fut formé en deux groupes, l’un resta à Birkenau (Raïsko en polonais) et l’autre pour Auschwitz.
A nouveau nous partîmes pour Auschwitz. Nous allions connaître et subir l’enfer des camps de la mort, un martyr que nous ne pouvions pas nous imaginer et plus parti­culièrement nos Camarades qui étaient restés à Birkenau.
En mars I943, soit 8 mois après notre arrivée à Auschwitz, la Gestapo décida de rassembler notre convoi, nous n’avions pas encore eu le droit d’écrire dans nos familles qui toutes nous croyaient morts car au moment de notre arrestation, la Gestapo (en réalité la police militaire. CC) était venue à notre domicile perquisitionner à coups de baïonnettes, perforé notre lit et nos armoires.
C’est à Auschwitz que nous nous sommes rassemblés après huit mois du camp d’Auschwitz et de Birkenau. Sur les 1170 que nous étions à l’arrivée, nous ne restions plus que 120 ou 125 survivants. C’est sur le groupe qui était resté à Birkenau qu’il y avait le plus de morts. Sur plus de 600 Camarades, nous avons compté 16 ou 19 survivants. Pour notre groupe d’Auschwitz, nous avions plus de survivants, nous étions une centaine (pour ce qui concerne ces chiffres, lire dans le site : Présentation du convoi : origine et histoire à Auschwitz).
Pour cette centaine de survivants, plus nos Camarades de Birkenau ce fut un combat terrible contre nos assassins, contre la maladie, contre le travail forcé. Heureusement un combat va se mener dans le camp pour la direction des blocks et des commandos, des Camarades politiques étaient arrivés à prendre certaines directions.
Puis dès notre arrivée au camp nous avions continué l’organisation clandestine, cer­tains de nos Camarades avaient pris contact avec les Camarades de l’organisation clan­destine du camp. Notre Camarade Abada était notre responsable, il nous donnait des renseignements, il nous fit connaître l’appel du Comité pour la Libération du camp que nous communiquions à nos Camarades des « 45 000 ».
Nous avions aussi un comité clandestin de solidarité qui apporta un peu de pain, de soupe aux Camarades les plus malheureux, nous discutions et remontions le moral ce nos Camarades pris par le désespoir.
Je me rappelle d’une manifestation organisée à la suite de la victoire de Stalingrad : cela se passa vers le mois de mars 1943, j’étais au block 5 A au moment où Hoess faisait l’appel avec toute sa cour de « Bloch-Fureur ». A un signal du Camarade responsable tous les Mützen, bérets de déportés furent jetés en l’air, l’appel se passait toujours dans le plus grand silence. Alors Hoess rentra dans une fureur féroce, il vint vers notre block avec un groupe de S.S. et désigna 50 Camarades (dont Garnier et moi–même), révolver d’une main et la schlague de l’autre il nous fit faire du «sport», pendant au moins 20 minutes nous avons rampé sous les coups, sur le ventre sur les genoux, puis de temps en temps il sautait au milieu de notre groupe en tirant des coups de revolver et en frappant des coups de schlague, je ne sais combien de Camarades ont été blessés, mais je me rappelle avoir été plus de 15 jours à me remettre des meurtrissures que j’avais vécu.
J’ai été aussi au Revier avec notre Camarade Devaux « nounours », je couchais avec un Camarade d’Arcueil nommé Jean Reich qui est parti pour la chambre à gaz. Ses derniers mots furent : «Je pars pour la chambre à gaz, j’ai joué le Revier et j’ai perdu, tout ce que je te souhaite, c’est que tu sois sur la ligne du départ pour expliquer ce qu’ils nous ont fait ces assassins».
Je ne voudrais pas allonger mon récit, j’ai écrit mon départ de Compiègne, mon arrivée à Auschwitz et ma libération, mais je crois que les survivants du convoi des « 45 000 » devraient écrire ensemble comment ils ont survécu du camp d’Auschwitz ainsi que sur mort de leurs Camarades.
Je demande à mes Camarades d’en faire autant, car chaque survivant de notre convoi à une histoire personnelle dans ce camp immense où nous restions une centaine, il y avait des dizaines de milliers de déportés, il a fallu pour chacun livrer un combat, que nous devrions écrire pour l’histoire afin de ne pas permettre à des collaborateurs dans une vingtaine d’années ou à certains écrivains de se dire des résistants authentiques alors qu’ils ne furent que des sinistres collaborateurs».

Louis Eudier

Matricule « 45 523 » d’Auschwitz, homologué dans la Résistance depuis le 1er mars 1941.

  • Note 1. Imprimerie Duboc, Le Havre. Sans date. Le livre est postérieur à 1971. 1982 d’après le Maitron.
  • Note 2. Jules Le Troadec est mort le 3 février 1961.

En cas d’utilisation ou publication de ce témoignage, prière de citer : « Témoignage publié dans le site  « Déportés politiques à Auschwitz : le convoi dit des 45.000 »  https://deportes-politiques-auschwitz.fr

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