La déportation des «45 000» s’inscrit dans la «politique des otages», mise en œuvre par l'occupant, entre août 1941 et la fin de l’année 1942, pour tenter de dissuader les groupes armés communistes de poursuivre leurs attaques contre des officiers et des soldats de la Wehrmacht. Lire Présentation du convoi : origine et histoire à Auschwitz
Hitler ordonne ces représailles dans le cadre de la croisade contre le «judéo-bochevisme», qui sert de bannière à la guerre contre l’Union soviétique. Les arrestations massives opérées à partir du 22 juin 1941 en région parisienne dans le cadre de l’opération «Aktion Théodérik» vont en constituer un des premiers viviers. Puis à partir de septembre 1941, des otages communistes, juifs dans leur très grande majorité, sont fusillés en nombre grandissant après chaque nouvel attentat.
Au début de décembre 1941, le général Otto von Stülpnagel, commandant des troupes d’occupation propose à ses supérieurs de remplacer les exécutions massives d’otages par la déportation d’otages communistes et juifs vers l’Est.
Il prépare en décembre 1941 la déportation de 1000 juifs et 500 jeunes communistes.
Le choix des otages communistes est opéré par les services de l’administration militaire allemande (le 23 décembre 1941, les autorités allemandes établissent une liste de 131 jeunes communistes du camp de Compiègne nés entre 1912 et 1922, aptes à être déportés «à l’Est». CDJC, IV-198).
A partir du 24 avril 1942, le Feldkommandant de chaque département établit la liste des otages à déporter à partir de critères très précis.
Ces hommes devaient avoir entre 18 et 55 ans, être aptes au travail, et avoir été des militants actifs du Parti communiste depuis l’Armistice.
Cette sélection minutieuse n’a pu se réaliser sans les renseignements fournis par la police française. Plus de 80 % de ces otages sont arrêtés par celle-ci, agissant seule ou comme auxiliaire des Allemands.
Les listes de communistes sont fournies par les préfets à partir des renseignements établis par les renseignements généraux, les commissariats ou les gendarmeries, sur des militants syndicalistes, animateurs de grèves, «militants communistes notoires et propagandistes», élus ou candidats du Parti communiste. Ces informations remontent souvent aux grèves de 1936, quelquefois bien avant. Il faut souligner que peu d’entre eux ne sont arrêtés en flagrant délit.
Ces listes et ces fiches ont d’abord servi, pour les grandes rafles d’octobre 1940 (arrestations d’élus, cadres du Parti communiste et de la CGT dans le département de la Seine après accord des autorités allemandes), puis pour la grande vague d’arrestation déclenchée à partir du 22 juin 1941 (Aktion Théoderik), pour celles d’octobre 1941, etc.. et enfin pour celle du 28 avril 1942. Elles ont permis aux Allemands de désigner les otages à fusiller et à déporter «à l’Est» dans les convois de représailles, notamment en «puisant» parmi les militants internés dans les centre de séjour surveillés à l’initiative des autorités préfectorales.
Les exemples d’Ivry et Vitry
Les registres et fiches de police des commissariats d’Ivry et de Vitry, récupérés à la Libération montrent la précision et la minutie des renseignements recueillis au fil des années depuis 1936.
Légende du registre de la circonscription d’Ivry-Vitry (126 pages).
Pages 1 à 46 : militants fomenteurs, agitateurs et organisateurs de grèves. 1936, usines d’Ivry et de Vitry.
Pages 66 à 72 : militants notoires agissant de Vitry.
Pages 86 à 92 : militants notoires agissant d’Ivry.
Page 114 : Maire et conseillers municipaux d’Ivry.
Page 116 : Maire et conseillers municipaux de Vitry.
Page 118 : Militants HBM Parmentier.
Un certain nombre de signes accompagnent les informations :
- 2 croix et un trait rouge : «militants notoires et dangereux s’étant faits remarquer particulièrement».
- Deux croix rouges : «militants notoires et propagandistes».
- 1 croix rouge : «militants fervents»
- 2 traits bleus latéraux «militants n’habitant plus la circonscription».
Extrait d’une page du registre : elle concerne Marguerite Deshaies : «militante s’étant fait
remarquer pendant la grève d’occupation». Et «son mari page 11».
Militants communistes «agiteurs (sic) et fomenteurs de grèves» dans les usines : En date du 25 février 1941, sur 46 pages, entreprise par entreprise, un «Etat des militants communistes principaux agitateurs et fomenteurs des grèves dans les principales usines d’Ivry».
Il s’agit des grèves de 1936 et de 1938. (Le nom des ouvriers ont été occultés par nous). On notera que plusieurs d’entre eux sont indiqués «licenciés».
Chez SKF, mention pour René Robin «notoire secrétaire
de section syndicale» et sa femme «secrétaire du Secours rouge international». René Robin, militant communiste et syndicaliste, ancien volontaire en Espagne républicaine, est licencié de la SKF en 1938. Pendant l’Occupation, il multiplie avec sa femme les distributions de tracts, sans jamais être pris sur le fait. Mais il est arrêté en août 1940.
Ecroué à la Santé, Fresnes, Poissy, puis interné à Voves et Compiègne, René Robin est déporté dans le convoi du 6 juillet 1942 vers Auschwitz, où il meurt.
Pour les communistes d’Ivry à la libération, son arrestation est directement liée aux listes noires des «meneurs» transmises par le patronat à la police.
Liste de grévistes : «Liste des ouvriers ayant fait la grève et ayant occupé l’usine et non repris». On
remarque pour la majorité d’entre eux les 2 traits bleus latéraux signifiant «militants n’habitant plus la circonscription».
Un exemple de fiche de police établie le 30 avril 1941 : elle concerne Eugène Blais. Né le 6 août 1884 à Livarot (Calvados), dont le nom des parents, la profession et l’état civil sont indiqués. Il était avant-guerre membre du sous-rayon d’Ivry et du 4ème rayon de la région parisienne du Parti communiste «ses opinions n’ont pas changé».
On notera la précision et l’antériorité des informations, ainsi que leur évolution dans le temps : l’arrestation préventive de son fils le 5 août 1938 est mentionnée. Encore dénoncé pour propagande active en août 1941. Une perquisition infructueuse, à la suite de la première arrestation de son fils Raymond. Il est signalé de nouveau par les RG en vue d’une nouvelle perquisition le 14 septembre 1941, laquelle est ordonnée le 24 octobre 1941 :
«Rien».
Il est finalement arrêté le 24 septembre 1942 sur ordre des Renseignements généraux. Son fils Raymond est arrêté à Ivry le 24 avril 1942 ainsi que l’aîné de celui-ci, Robert, arrêté le 28 avril 1942 chez Renault. Ils sont déportés dans le convoi du 6 juillet 1942. Ils meurent à Auschwitz.
La Brigade Spéciale (BS1) des Renseignements généraux prend le relais
Les Renseignements généraux ayant constaté une recrudescence des activités communistes clandestines dans la région sud de Paris mettent sous surveillance et filature un certain nombre de militants connus des commissariats d’Ivry et de Vitry.
C’est le cas d’André Amarot.
C’est ainsi que le 10 mai 1941 deux inspecteurs de la BS1 perquisitionnent à son domicile en son absence (à 15 h 30), mais en présence de sa compagne Marthe Merlot. En fouillant dans un vêtement de cuir, ils trouvent trois brochures dont « les
Cahiers du Bolchevisme ». Ils vont alors l’arrêter sur le chantier où il travaille et le déférer à la maison d’arrêt de la Santé après interrogatoire.
Note 1 : La Brigade spéciale des Renseignements généraux remonte à la « Drôle de guerre », en mars 1940, quand la lutte anti-communiste était d’autant plus à l’ordre du jour que le PCF était interdit.
La structure ne fut réactivée pleinement qu’à l’été 1941 pour répondre à l’engagement des communistes dans la lutte armée. En théorie elle était rattachée à la Première section des RG, en charge de la surveillance de l’extrême gauche. Dans les faits, elle était sur un pied d’égalité (…). Si toutes les forces de police furent mobilisées peu ou prou dans ce que (le directeur de la police municipale) Hennequin appela une « lutte à mort », c’est la Brigade spéciale des RG qui joua un rôle central (…). En janvier 1942, elle fut même dédoublée, la BS2 étant plus spécialement chargée de la « lutte anti-terroriste ». (Denis Peschanski, « La confrontation radicale. Résistants communistes parisiens vs Brigades spéciales »), oai:hal.archives-ouvertes.fr:hal-00363336).
Claudine Cardon-Hamet et Pierre Cardon
Sources
- Liste de communistes déportables à l’Est (envoi de la Feldkommandantur de Rouen au commandement militaire à Paris). Centre de Documentation Juive Contemporaine XLIII-56
- Fiches de police des commissariats d’Ivry et Vitry /Musée de la Résistance Nationale à Champigny : tous nos remerciements à Céline Heyten.
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Carton Brigades Spéciales (BS1), Archives de la Préfecture de police de Paris.
- Présentation du convoi : origine et histoire à Auschwitz in«Triangles rouges à Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942», Editions Autrement, 2005 Paris.