1175 hommes quittent le camp de Compiègne le 6 juillet 1942 et sont entassés dans des wagons de marchandises. Trois d’entre eux réussissent à s’évader. Au bout de deux jours d’un trajet très éprouvant, 1170 sont enregistrés au camp principal d’Auschwitz entre les numéros 45157 et 46326. Ils sont désormais devenus des «45 000 ».
Compiègne, le 6 juillet 1942, au lever du jour : au camp de détention allemand de Royallieu, 1175 prisonniers sont rassemblés sur la place d’appel. Répartis en trois groupes de quatre cents environ, ils attendent, silencieux, l’ordre de départ. A six heures, ils franchissent la porte du camp. Ils parcourent, harcelés par les ordres des soldats qui les encadrent le fusil à la main, les quatre kilomètres qui les séparent de la gare de Compiègne. La ville est déserte à cette heure matinale.
Seule, l’épouse de Renelde Lefebvre, directeur d’école à Saint-Denis, suit la colonne.
Son mari lui crie : « Chérie, attends-moi, je reviendrai ».
Arrivés sur le quai d’embarquement, nouvel appel. Les soldats comptent les hommes par cinquante et les poussent vers les wagons. Profitant de la bousculade, les amis se regroupent.
Gabriel Lejard rejoint ses treize compagnons du syndicat CGT de la Côte d’Or. Les Clichois se rassemblent autour d’Alexandre Antonini, ancien Conseiller municipal communiste de Clichy-la
Garenne.
Les déportés se retrouvent à quarante-cinq, cinquante, soixante ou plus, dans les wagons de marchandises qui, pour avoir servi au transport des troupes, portent encore l’inscription : 40 hommes – 8 chevaux en long. Cf Article du site : Les wagons de la Déportation.
Des wagons sales, au plancher recouvert par deux à trois centimètres de poussière de ciment ou de terre, avec, pour seule ouverture, une petite lucarne grillagée ou bardée de barbelés, près de laquelle les plus souples réussissent à se glisser. Au centre, un gros bidon ayant contenu du carbure dont l’odeur déjà les incommode.
A 9 heures 30, les dernières portes verrouillées et cadenassées, le train s’ébranle. L’entassement est tel qu’il est impossible pour tous de s’asseoir et même de changer de position. Le balancement et les à-coups du train jettent les corps les uns contre les autres. Chacun revoit sa vie dans un rapide rêve, ses proches, ses parents, femme ou enfants (René Petitjean). « Après quelques heures, la chaleur et la promiscuité rendent l’atmosphère irrespirable. Dans notre wagon, la décision fut prise d’établir un roulement de façon à ce que chacun à son tour puisse s’oxygéner un peu » (René Aondetto). « Mais, à mesure que le temps passe, la tension grandit et le voyage est si pénible que des disputes éclatent. Tout s’arrange quand même, car des camarades font appel à la discipline (…). A la tête de ceux-ci, notre camarade Antonini qui rassure, conseille, répétant une de ses formules favorites : « les chiens hurlent, la caravane passe » (René Petitjean). Les déportés placés près des lucarnes lisent le nom des gares à haute voix : Tergnier, Laon – il est alors 11 heures – Reims. A 14 heures, ils sont à Châlons-sur-Marne, à 15 heures à Bar-le-Duc. Certains glissent un regard par une fente du bois patiemment élargie avec leur couteau ou par les interstices des portes.
Les déportés jalonnent leur chemin de messages jusqu’à Metz. « Nous mîmes notre petit mot dans une boîte à fromage que nous jetâmes sur le ballast aux bons soins de nos camarades cheminots « (Louis Eudier). Quelques-uns complètent la lettre rédigée la veille. Tous les messages répondent aux mêmes soucis : donner des nouvelles, renseigner sur la direction probable du transport, mais aussi – et surtout – rassurer : « Nous voilà déportés en Allemagne. Mais bonne santé et bon moral » (Henri Ferchaud). La direction de l’Est est de plus en plus confirmée (…) » Ne vous en faites pas, le moral est bon et nous tiendrons le coup « (René Deslandes).
« Nous allons en Allemagne pour travailler – je crois en Silésie – nous ne savons pas dans quelles conditions (…). Sois courageuse (…) je reviendrai » (Jules Huon). Rassurer c’est aussi banaliser la vie
carcérale, parler des colis, formuler des souhaits pour les proches,
s’inquiéter des enfants : « Tu me diras, lorsque tu auras reçu mon adresse, si tu as bien reçu cette lettre. Embrasse bien fort nos enfants pour moi, car maintenant je ne sais pas quand je pourrai le faire moi-même, hélas. Enfin, vivement que cette maudite guerre soit finie » (Raymond Hervé). « Ayez grand courage et bon moral et nous espérons vous revoir bientôt (…). Voici les noms des camarades d’Orléans qui sont avec nous : Boubou, Depardieu, Boulay, Couillon, Delamotte, Robert (Robert Dubois). Les frères Pinson sont restés au camp avec Hachaire : nous ignorons ce qu’ils deviendront » (Raymond Gaudry).
Pour la plupart des « 45 000 », ces missives seront le dernier signe de vie que recevront leurs familles. Elles seront ramassées par des riverains ou les cheminots qui, parcourant les voies sur des kilomètres après le passage des convois de déportés, les font parvenir à destination, malgré les risques encourus. La mère de René Deslandes reçoit la lettre de son fils, accompagnée d’un billet, glissé dans l’enveloppe : « Trouvée par Madame Demonceau, ayant vu passer le train à Thourotte (Oise)« . La lettre de Roger Debarre arrive la première : la voie ferrée passe à côté des usines des « Laminoirs et Aciéries de Beautor » où travaille son père. Roger Debarre guette, par la lucarne, le moment propice. Un cheminot ramasse le billet et l’apporte à son destinataire dans la demi-heure qui suit. Quant à Charles Dugny, tailleur de pierre à Lérouville, il attend lui aussi de se trouver dans son pays. Le train s’y arrête : Mon mari,- témoigne sa femme – s’est fait connaître, mais personne n’a pu approcher du wagon, les Allemands les en empêchaient. Un nombre considérable de lettres que les détenus avaient jetées sur les voies m’ont été apportées par les cheminots.
Plusieurs déportés tentent de s’évader, soit de leur propre initiative, soit sur la consigne de l’organisation communiste clandestine du camp de Compiègne. Ils ont dissimulé sur eux des outils de fortune.
Mais certains, après des heures d’efforts, doivent renoncer à leur projet : 3On est malheureusement tombés sur les boggies. Impossible de sauter » (Fernand Devaux).
Roger Debarre a façonné un outil avant le départ « grâce à un morceau de fer provenant de l’armature d’un lit, façonnée afin de présenter un tranchant. Sur les conseils d’un cheminot, l’endroit pour percer un trou dans le plancher du wagon fut essentiel afin de creuser efficacement pour ne pas rencontrer de structure métallique – l’idée première était de permettre l’évasion, mais la vitesse du convoi empêcha les candidats à l’évasion de réaliser leur projet. Toutefois, la vidange de la « tinette » grâce à ce trou permis de maintenir l’hygiène pendant le voyage » (souvenirs de son fils Francis Debarre / 2024).
D’autres doivent affronter l’hostilité de leurs camarades car les Allemands ont menacé de fusiller tous les prisonniers du wagon si l’un d’eux s’en échappe. « J’étais en bleus pour que cela soit plus facile, pour être moins repérable, en gare ou en cours de route. J’avais deux lames de scie à métaux dans la doublure de mon veston. Mais quand je me suis mis à scier les planches du fond, une dispute a commencé. On en est presque venus aux mains. J’ai dû abandonner » (Gustave Raballand).
La même mésaventure arrête René Maquenhen : « Nous arrivâmes près de la frontière allemande. C’est là, quand fut venue la brune, que je voulus passer à travers la lucarne et me jeter sur le bord de la voie. J’aurais pu réussir, car à cet endroit passait un canal, mais je me fis agonir par les copains qui avaient peur d’être sanctionnés en arrivant ». (René Maquenhen).
Pourtant, trois évasions sont couronnées de succès. Le train s’étant mis à ralentir à l’approche de Metz, Félix Bouillon et Jean se jettent sur la voie. Pour amortir leur chute, ils s’étaient protégé la tête et la nuque avec un vêtement. Félix Bouillon se lance le premier. Il reste allongé sur le ballast et laisse passer le convoi sans bouger (…) Jean Lebouteiller émerge à son tour, cent cinquante mètres plus loin. Le convoi s’éloigne. Ils se rejoignent. (…). Mais deux gardes-frontière allemands de Novéant (Neubourg), les aperçoivent et les interpellent. Ils sont emmenés dans un poste de police, puis à Metz. Là, reconnus comme des évadés du convoi, ils sont tabassés d’abondance et jetés en prison. Ils y restent plusieurs jours avant d’être ramenés à Compiègne. Au bout de deux ou trois semaines, ils sont transférés à Romainville où ils assistent au départ des 46 otages qui seront fusillés au Mont-Valérien, le 21 septembre 1942[1]. Ils seront libérés en janvier 1943, échappant ainsi à la déportation.
Lorsque le train s’arrête en gare de Metz, vers 18 heures, deux autres prisonniers sautent sur la voie. Napoléon (surnom de Jean-Antoine Corticchiato) et Julien Becet, passent sur le quai. Mais il y a foule dans la gare : des gens qui parlent allemand. Ils sont repérés. Napoléon perd son sang-froid, essaie de fuir. Becet, lui, ne bouge pas, mêlé aux voyageurs. (Metz est ville allemande depuis qu’une partie de la Lorraine a été annexée au Reich, en 1940). Napoléon est repris et termine la route dans le wagon des SS qui lui massacrent la gueule (Jean Pollo).
Quelques gardiens font passer de l’eau aux déportés, pour la première (et seule) fois depuis leur départ. Le train stationne longuement car à Metz la Feldgendarmerie (la police militaire allemande) remet le convoi aux SS auxquels la garde des camps de concentration et d’extermination a été confiée. Le train s’ébranle. Et la première nuit commence. Il fallait se reposer, aussi nous nous étions arrangés pour que la moitié reste debout, pendant que l’autre serait assise (René Maquenhen) . Le froid s’abattit sur nous et cette nuit fut bien longue, car nous n’osions pas nous remuer (René Petitjean).
Le deuxième jour
Le 7 juillet, lorsque le jour se lève, le train arrive à Francfort-sur-le Main. Les prisonniers sont sales. Ils ont les traits tirés et les yeux fiévreux. Le convoi poursuit sa route inflexible vers l’Est : Iéna, Chemnitz, Dresde, Gorlitz, Breslau (Wroclaw). «En gare de Chemnitz, nous nous sommes arrêtés le long d’un train militaire revenant sans doute du front de l’Est. Il y avait une voiture ambulance avec des blessés à l’intérieur et une plate-forme sur laquelle se trouvait un avion soviétique qui avait été abattu » (André Montagne).
A l’intérieur des wagons, l’entassement, la chaleur orageuse de l’été, les puanteurs et les dégoûts font monter la tension entre ces hommes épuisés et emplis d’inquiétude. « On s’invective, on s’enguirlande, au fil des heures. On étouffe dans ce wagon clos. On a soif. La tinette d’excréments pue. Ceux qui sont auprès suffoquent. Ils voudraient changer de place. D’autres ne sont pas chauds pour les remplacer » (René Petitjean). « Pour ajouter à notre supplice, aux arrêts, les SS se lavaient et se désaltéraient joyeusement autour des point d’eau, en se moquant de nous et de notre soif » (Aimé Oboeuf). « Une légère pluie tomba. Tous les camarades se précipitèrent à la lucarne pour essayer de récupérer quelques gouttes d’eau dans les mains. On les léchait ensuite, quoiqu’elles fussent sales. On se disputait même pour avoir une place, mais la pluie cessa » (René Maquenhen). « Nous avons bu tous les liquides que nous pouvions trouver, de l’alcool de menthe à l’eau de Cologne » (Fernand Devaux et Georges Dudal). « J‘ai vu avec stupeur des hommes
uriner dans leur gourdes et boire leurs urines » (Pierre Monjault). Les déportés sont affamés. La plupart ont depuis longtemps mangé leurs derniers vivres, reçus à Compiègne la veille du départ : une boule de pain et trois camemberts. Il y a des malades par asphyxie, des hommes délirent. « Plusieurs d’entre nous tombent malades et certains vomissent à même le sol « (Georges Guinchan). « Les nerfs étaient tendus, certains camarades perdaient la raison. Ils voulaient sortir, il y eut des couteaux tirés, des tentatives de suicide » (Pierre Monjault). « Puis ce fut la deuxième nuit, Breslau et les aciéries de Kattowice » (Gabriel Lejard).
Vers 11 heures, le 8 juillet, après deux jours de transport, les déportés placés auprès des lucarnes lisent le nom d’Auschwitz sur les bâtiments d’une gare. Le train parcourt, très lentement, quelques centaines de mètres.
Claudine Cardon-Hamet, extrait du prologue de «Triangles
rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 »
Editions Autrement, 2005 Paris.
Illustrations
- « Départ massif » dessin de David Brainin (Ancien élève des beaux Arts, il est interné à Compiègne, puis à Drancy le 29 avril 1942. Il est déporté à Auschwitz le 18 septembre 1942, où il meurt (sans doute le jour de son arrivée).
- Départ d’un convoi pour la gare de Compiègne départ, photo anonyme et date inconnue (Mémorial de Compiègne).
- Wagon utilisé pour le transport des déportés (© FMD)
- Lettre de Jules Huon
- L’arrivée à la rampe © Musée d’état Auschwitz-Birkenau.