Matricule « 46 293 » à Auschwitz

Lucien Lehmann © DR Isabelle Verna
Lucien Lehmann : né en 1895 à Sedan (Ardennes) ; domicilié à Cabourg (Calvados) : négociant en fer ; arrêté le 1er mai 1942 comme otage Juif ; déporté le 6 juillet 1942 à Auschwitz ; décédé à Auschwitz-Birkenau le 10 août 1942. 

Lucien Lehmann est né le 16 juillet 1895 à Sedan (Ardennes). Il habite avenue de la Marne à Cabourg (Calvados) au moment de son arrestation.
Il est corpulent, a des moustaches et porte obligatoirement des lunettes. Il est le fils de Clémence Weil (1866-1943) et de Meier Lehmann (1861-1947).
« Lucien a été mobilisé en 1914. Très myope, il a passé la guerre à Paris en travaillant dans l’approvisionnement et comme adjoint d’officiers supérieurs. Il avait quitté Sedan dès le début de la guerre, pour marcher jusque dans les environs de Rethel, d’où un train l’a conduit à Paris. Il a été sans nouvelle de ses parents pendant quatre ans. C’est d’ailleurs à Paris qu’il a rencontré Simone » (Julien Morissette, son arrière petit-fils).
Son registre matricule militaire nous apprend qu’il mesure 1m 62, a les cheveux noirs, les yeux gris, le front fuyant et le nez cave, le visage ovale. Au moment de l’établissement de sa fiche, il est mentionné qu’il travaille comme employé de commerce. Il sera par la suite négociant, affineur de métaux. Il habite à Bordeaux au 35, rue Boudet. Il a un niveau d’instruction n° 3 pour l’armée (sait lire écrire et compter, instruction primaire développée).
La mobilisation générale française a été décrétée le 1er août. Conscrit de la classe « 1915 », il aurait dû être mobilisé par anticipation fin 1914, comme tous les jeunes hommes de sa classe. Mais, très myope, il a été ajourné pour « faiblesse, vue » et classé dans la dernière partie de la liste de mobilisation. Il est néanmoins mobilisé le 9 septembre 1915 et incorporé le 10 au 76ème Régiment d’Infanterie cantonné à la  caserne Beaurepaire de Coulommiers. Il
n’est finalement classé « service auxiliaire pour vue défectueuse» pendant l’instruction militaire (les « classes »),
que le 12 février 1916 sur avis de la commission de réforme de Rodez. Il est alors affecté le 7 juillet à la 20ème section des secrétaires d’Etat major et de recrutement (gouvernement militaire de Paris). Il est nommé caporal le 11 novembre 1917.
Il est démobilisé le 23 août 1919.    

Signatures des mariés

Lucien Lehmann épouse Simone, Marianne Ach (1896-1961) à Paris, 4° le 18 novembre 1919. Elle est née à Paris 4° le 18 juillet 1896 et est domiciliée 4, rue du Trésor. Le couple aura deux filles : Geneviève, qui naît à Sedan le 22 décembre 1921 et Francine, née le 10 septembre 1925. Elles auront 20 et 16 ans au moment de l’arrestation de leur père. En août 1920, ils habitent Sedan (Ardennes) au 50ter, avenue Philippoteaux. En février 1936 ils ont déménagé au 61, avenue Philippoteaux.

M. Julien Morissette écrit :  » Mon arrière-grand-père Lucien était homme d’affaires, avec des activités dans la métallurgie et le recyclage de métaux. Mon arrière-grand-mère Simone était femme au foyer, ce qui était la norme à cette époque pour les familles pouvant se le permettre. Lucien et Simone avaient acquis une maison de vacances en Normandie avec prise de possession à l’automne 1939. Lors de la déclaration de guerre, ils prirent la décision d’y déménager leurs filles, ce qui fut fait peu après. Ils restèrent à Sedan jusqu’à l’attaque allemande en mai 1940, moment auquel ils partirent aussi pour la Normandie. Les parents de Lucien avaient vécu sous l’occupation allemande pendant quatre ans pendant la première guerre mondiale. Mes arrière-grands-parents craignaient d’être en première ligne d’une nouvelle invasion s’ils restaient à Sedan. L’histoire leur a donné raison« .
En 1939, certains des biens de l’entreprise familiale ont été réquisitionnés. Lucien Lehmann a été mobilisé « sur place » à la déclaration de guerre (témoignage d’une des ses filles, mère d’Isabelle Verna). Le 3 octobre 1939, il est classé « affecté spécial » à la Maison Lehmann, récupération de ferrailles à Sedan. Le couple qui habitait Sedan, est venu s’installer dans la région Caennaise avant l’Occupation allemande.  Lucien Lehmann a trouvé du travail comme employé de bureau à Cabourg.

Le 14 juin 1940, l’armée allemande d’occupation entre dans Paris, vidé des deux tiers de sa population. La ville cesse alors d’être la capitale du pays et devient le siège du commandement militaire allemand en France. Le 18 juin 1940, les troupes allemandes arrivant de Falaise occupent la ville de Caen, et toute la Basse Normandie le 19 juin. En août 8 divisions d’infanterie allemande – qu’il faut nourrir et loger – cantonnent dans la région. L’heure allemande remplace l’heure française.

Lucien Lehmann est démobilisé le 11 septembre 1940 par le centre de démobilisation de Dives-sur- Mer (Calvados).

A la suite de la première ordonnance allemande prescrivant le recensement des Juifs en zone occupée, un fichier des Juifs est établi dans chaque préfecture et un premier « Statut des Juifs » est édicté le 3 octobre 1940 par gouvernement de Vichy. Ce statut est beaucoup plus draconien que l’ordonnance allemande (pour les Allemands, le Juif est défini par son appartenance à une religion, pour Vichy par son appartenance à une race).
Les Juifs de nationalité française perdent, par ce décret du gouvernement de Vichy, leur statut de citoyens à part entière : à partir du 3 octobre 1940, la police française fait appliquer les ordonnances allemandes concernant l’obligation pour les Juifs de zone occupée d’avoir une carte d’identité portant la mention « Juif » : ils doivent se faire recenser dans les commissariats proches de leur domicile.
Dans certains départements les préfets ont transmis à la commission nationale de révision des naturalisations des listes d’étrangers naturalisés (et parmi eux de nombreux Juifs). Cela n’a pas été le cas dans le Calvados pour les Juifs déportés le 6 juillet 1942. Seul Jacques Grynberg est dénaturalisé en mai 1944, mais directement au plan national, la commission n’ayant pas connu son parcours depuis le Bas-Rhin à Paris puis à Caen.
Lucien Lehmann ira donc pointer au commissariat de son quartier.

Dans une des lettres de sa veuve à André Montagne (rescapé de Caen) elle décrit son mari : « de taille moyenne, il portait obligatoirement des lunettes étant très myope ».

Extraits d’une lettre de Simone Lehmann à André Montagne. Montage photo de 2 pages
Montage photo : liste de Juifs désignés par Feldkommandantur 723 pour être arrêtés

Lucien Lehmann, figurant comme Juif sur une liste d’arrestations demandées par la Kommandantur, est arrêté comme otage par la police française, sur  l’ordre de la Feldgendarmerie de Trouville, le 1er mai 1942 (document ci-après), en même temps que 7 autres  Divais.
Son arrestation a lieu en représailles au déraillement de deux trains de permissionnaires allemands à Moult-Argences (38 morts et 41 blessés parmi les permissionnaires de la Marine allemande à la suite des sabotages par la Résistance, les 16 et 30 avril 1942, de la voie ferrée Maastricht-Cherbourg où circulaient deux trains militaires allemands. Des dizaines d’arrestations sont effectuées à la demande des occupants. Lire dans le site : Le double déraillement de Moult-Argences et les otages du Calvados (avril-mai 1942).
Lucien Lehmann est amené à la gendarmerie de Dives-sur-Mer, puis est remis à la Feldkommandantur 723 à la demande de celle-ci.
Avec six autres habitants de Dives, il est amené à la maison d’arrêt de Pont-L’Evêque.
Madame Christine Le Callonec, parente par alliance du petit-fils fils d’un déporté, M. Jacques Sergeff, m’a fait parvenir les registres d’écrou de la prison de Pont-L’Evêque, concernant les arrestations effectuées par la Gendarmerie nationale française sur réquisition des Autorités allemandes le 3 mai 1942. Sur les quatre pages de ces registres d’écrou figurent les noms de 15 hommes. Parmi eux, 11 seront transférés à la Maison d’arrêt de Caen le 3 mai, puis à Compiègne et de là déportés à Auschwitz le 6 juillet 1942.
Il s’agit de Maurice Auvray, Maurice Monroty, Pierre Lelogeais, Jacques Grynberg, Maurice Guerrier, Henri Philippard, Emmanuel Michel, Lucien Lehmann, Henri Hasman, Chaïm Levinsky et son fils, René Levinsky.

Empreintes de Lucien Lehmann et extraits des signalements à la Maison d’arrêt de Pont-l’Evêque

Pour Lucien Lehmann, après l’appositions de deux empreintes digitales, le signalement du registre relève son âge : 46 ans et ses caractéristiques physiques. 1 m 65, Barbe : grise, Menton : saillant, Bouche : bée. Sa date et lieu de naissance : le 16 juillet 1895 à Sedan (Ardennes). Suivent sur la même ligne les mentions concernant l’identification des autorités ayant effectué l’arrestation (elle est « passagère » réalisée par la Gendarmerie nationale française) et l’autorité l’ayant commandée (autorités allemandes). Suivent : le dernier lieu de « séjour » (Dives-sur-Mer), la date d’entrée à la prison de Pont-L’Evêque : le 3 mai 1942 et la date de sortie : le 3 mai 1942, puis la mention du transfert à la Maison d’arrêt de Caen le 3 mai 1942.

Lucien Lehmann et dix autres otages – Juifs et communistes -, sont conduits en autocars le 3 mai au « Petit lycée » de Caen occupé par la police allemande, où sont regroupés les otages du Calvados. On leur annonce qu’ils seront fusillés. Par la suite, un sous-officier allemand apprend aux détenus qu’ils ne seront pas fusillés mais déportés.
Après interrogatoire, ils sont transportés le 4 mai 1942 en cars et camions à la gare de marchandises de Caen. Il est remis aux autorités allemandes à leur demande. Celles-ci l’internent au camp allemand de Royallieu à Compiègne, le 4 mai, en vue de sa déportation comme otage.
Ils arrivent le 5 mai, en soirée au camp allemand de Royallieu à Compiègne,  le Frontstalag  122.
Lucien Lehmann y est enregistré sous le matricule « 5 293 ».
Depuis ce camp administré par la Wehrmacht, il va être déporté à destination d’Auschwitz. Pour comprendre la politique de l’Occupant qui mène à sa déportation, on lira les quatre articles du site qui exposent les raisons des internements, des fusillades et de la déportation : La politique allemande des otages (août 1941-octobre 1942) et «une déportation d’otages». «Les otages juifs du convoi» et Liste des déportés juifs du convoi

Lire l’article : Les déportés juifs du convoi du 6 juillet 1942 

Depuis le camp de Compiègne, Lucien Lehmann est déporté à Auschwitz dans le convoi du 6 juillet 1942.

Cf Article du site : Les wagons de la Déportation. 

Ce convoi est composé au départ de Compiègne, de 1175 hommes (1100 « otages communistes » – jeunes communistes, anciens responsables politiques et élus du Parti communiste, syndicalistes de la CGT et délégués du personnel d’avant-guerre, militants et syndicalistes clandestins, résistants – de cinquante  trois « otages juifs » et de quelques « droits communs »). Il faisait partie des mesures de terreur allemandes destinées à combattre, en France, les judéo-bolcheviks responsables, aux yeux de Hitler, des actions armées organisées par le parti communiste clandestin contre des officiers et des soldats de la Wehrmacht, à partir d’août 1941. Lire dans le site le récit des deux jours du transport : Compiègne-Auschwitz : 6-8 juillet 1942. Sur les 1175 otages partis de Compiègne le 6 juillet 1942, 1170 sont présents à l’arrivée du train en gare d’Auschwitz le 8 juillet 1942. Ces derniers sont enregistrés et photographiés au Stammlager d’Auschwitz (camp souche ou camp principal, dénommé en 1943 Auschwitz-I) entre les numéros « 45157 » et « 46 326 », d’où le nom de « convoi des 45000 », sous lequel les déportés du camp désignaient ce convoi. Ce matricule – qu’il doit apprendre à dire en allemand et en polonais à toute demande des Kapos et des SS – sera désormais sa seule identité. Lire dans le site : Le KL Auschwitz-Birkenau

Dessin de Franz Reisz, 1946

Il est enregistré à son arrivée à Auschwitz le 8 juillet 1942 sous le numéro « 46 293 » selon la liste par matricules du convoi établie en 1974 par les historiens polonais du Musée d’Etat d’Auschwitz.
Selon le témoignage d’un rescapé, les déportés Juifs sont séparés des autres déportés du convoi dès leur arrivée et transférés immédiatement à Birkenau (excepté David Badache).
Sa photo d’immatriculation à Auschwitz n’a pas été retrouvée parmi celles que des membres de la Résistance intérieure du camp avaient camouflées pour les sauver de la destruction, ordonnée par les SS peu de temps avant l’évacuation d’Auschwitz.

Lire dans le site le récit de leur premier jour à Auschwitz : L’arrivée au camp principal, 8 juillet 1942. et 8 juillet 1942 : Tonte, désinfection, paquetage, « visite médicale ».  Après l’enregistrement, il passe la nuit au Block 13 (les 1170 déportés du convoi y sont entassés dans deux pièces). Le 9 juillet tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau, situé à 4 km du camp principal. Le 13 juillet il est interrogé sur sa profession. Les spécialistes dont les SS ont besoin pour leurs ateliers sont sélectionnés et vont retourner au camp principal d’Auschwitz (approximativement la moitié du convoi). Les autres, dont les 53 Juifs, restent à Birkenau, employés au terrassement et à la construction des Blocks.

Lucien Lehmann meurt à Auschwitz le 10 août 1942, d’après le certificat de décès établi au camp d’Auschwitz (in Death Books from Auschwitz Tome 2 page 706).
La mention « Mort en déportation » est apposée sur son acte de décès (arrêté du 6 mai 1994 paru au Journal Officiel du 21 juin 1994).
Cet arrêté porte néanmoins une mention erronée : « décédé le 15 juillet 1942 à Auschwitz (Pologne) ». Il serait souhaitable que le ministère prenne désormais en compte par un nouvel arrêté la date portée sur son certificat de décès de l’état civil d’Auschwitz, accessible depuis 1995 (Death Books from Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau). Lire dans le site l’article expliquant les différences de dates entre celle inscrite dans les «Death books» et celle portée sur l’acte décès de l’état civil français)
Les dates de décès des « 45000 » à Auschwitz.

Après la libération, son épouse a cherché à recueillir des témoignages auprès des rescapés du convoi. Revenue habiter chez son beau-père à Sedan au début 1946, elle a pris contact avec David Badache, Pierre Lelogeais et André Montagne. Ses demandes font preuve d’une grande délicatesse. Tous trois ont témoigné que Lucien Lehmann était mort très tôt.

Témoignage d’André Montagne. Octobre 1945

Ci-contre le témoignage manuscrit d’André Montagne, caennais rescapé du camp d’Auschwitz et d’autres camps de concentration, envoyé en octobre 1945 à Madame Simone Lehmann sur le décès de son mari survenu selon lui « entre le 10 et le 15 juillet 1942 » au camp d’Auschwitz, « à la suite des mauvais traitements que lui ont infligé les nazis » afin qu’elle puisse obtenir un certificat officiel de décès.
Simone Lehmann est décédée le 13 juin 1961 à Montbéliard (Doubs). 

Sources 

  • Trois lettres de Simone Lehmann à André Montagne (entre le 6 octobre 45 et le 8 septembre 47) et une à la sœur de celui-ci.
  • Témoignages de David Badache et Pierre Lelogeais.
  • Blog : ardennetiensferme.over-blog.com/article-20421877.
  • Listes – incomplètes – du convoi établies par la FNDIRP après la guerre (archives de la F.N.D.I.R.P).
  • Death Books from Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 1995 (basé essentiellement sur les registres – incomplets – de l’état civil de la ville d’Auschwitz ayant enregistré, entre le 27 juillet 1941 et le 31 décembre 1943, le décès des détenus immatriculés).
  • Fichier national de la Division des archives des victimes des conflits contemporains (DAVCC), Ministère de la Défense, Caen.
  • Courriels de son arrière petit-fils, Julien Morissette, juin et décembre 2016, janvier 2017.
  • Echange de courriels avec sa petite fille, madame Isabelle Verna, qui a demandé l’autorisation à sa mère, une des deux filles de Lucien Lehmann, de faire paraître la photo de leur père.
  • © Dessin de Franz Reisz, in « Témoignages sur Auschwitz », ouvrage édité par l’Amicale des déportés d’Auschwitz (1946).
  • Registres matricules militaires de la Seine.

Notice biographique rédigée en janvier 2001 (complétée en 2016, 2017 et 2021) par Claudine Cardon-Hamet, docteur en Histoire, auteur des ouvrages : «Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 » Editions Autrement, 2005 Paris et de Mille otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942 dit des «45000», éditions Graphein, Paris 1997 et 2000 (épuisé), à l’occasion de l’exposition organisée par des enseignants et élèves du collège Paul Verlaine d’Evrecy, le lycée Malherbe de Caen et l’association « Mémoire Vive ». Prière de mentionner ces références (auteur et coordonnées de ce site) en cas de reproduction ou d’utilisation totale ou partielle de cette notice biographique.
Pour la compléter ou la corriger, vous pouvez me faire un courriel
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