Les lettres (officielles – c’est-à-dire courrier passant par le canal de la censure du camp) et clandestines (confiées à des camarades libérés ou des visiteurs ou jetées par dessus les barbelés) d’André Mortureux ont été confiées par son fils Jacques Mortureux à la Société de l’histoire et de la vie à Sevran, qui les a éditées dans Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, Sevran 1940-1944, Occupation, Libération, journal n° 3 d’octobre.
André Mortureux

Camp d’Aincourt, le 27 avril 1941, Lire  dans le site : Le camp d’Aincourt

« Nous sommes arrivés ici à deux, à 2 h 15, avec mon camarade qui venait de purger une peine de 6 mois à Poissy. Il ne m’a pas été possible de t’écrire de Versailles, car en arrivant on nous a conduits au service d’anthropométrie : empreintes, photos de face, profil et 3/4, mensurations du crâne. Tous les internés et emprisonnés passent par là. Voici donc en quoi consiste la « visite à Mr le Préfet ».
Deux repas pris ici ne suffisent pas pour donner une appréciation précise sur la nourriture. Voici le dîner d’hier : potage aux légumes, suffisamment épais. Jardinière de légumes composée de pomme de terre, carottes et topinambours. Confiture genre crème de marrons. Déjeuner dimanche : même potage, une mince tranche de rôti de bœuf, nouilles et confiture. Le tout d’assez bonne qualité et bien préparé. Le matin, café noir. Si nous voulons du pain, il faut rogner sur notre ration du dîner qui est insuffisante.
Le nombre d’internés augmentant sans cesse (650 actuellement) beaucoup couchent dans les couloirs, faute de place. Je n’étais pas sitôt arrivé que j’étais entouré par tous les camarades de Sevran : Lévy, Denancé, Noaillat, Conques, Métais, Triplet. Si j’ajoute qu’ici il y a jeux d’échecs, cartes, ping-pong, bibliothèque, je peux conclure que s’il est dur pour d’honnêtes gens de se voir priver de leur liberté, de priver aussi les familles de leur soutien moral et maternel, je peux dire que les conditions de vie ici sont supportables.
Le camp est limité par une double rangée de piquets formant une haie de 1,50 m d’épaisseur avec l’adjonction de fil de fer barbelé s’enchevêtrant dans tous les sens. Des gardes mobiles en faction fusil sur l’épaule circulant entre leurs guérites, distantes de 30 m environ. Pour nous, la promenade est permise en semaine de 12 h à 14 h et de 17 h à 19 h. En moins de 10 mn on a fait le tour du camp.

Le camp d’Aicourt, in blog de Roger Colombier

Aincourt, le 7 mai 1941,

… Je comprends que tu voudrais bien me voir revenir à la maison, mais cela ne dépend pas de moi. On m’a remis aujourd’hui la copie de l’arrêté pris par le Préfet motivant mon envoi ici. Cet arrêté est pris en application de la loi du 3 septembre 1940 relative aux mesures à prendre sur instructions du gouvernement à l’égard des individus dangereux pour la Défense nationale ou la sécurité publique. C’est un motif très discutable, mais ici on n’a pas le droit de discuter. Il te suffit de savoir que ton papa est un honnête homme qui n’a jamais fait de tort de quoi que ce soit à ses semblables et qui a toujours fait face à ses engagements.
Ton papa est un homme qui considère le bonheur de ses semblables comme sacré, il s’est toujours efforcé dans le cours de sa vie de ne jamais rien faire pour le diminuer, bien au contraire, il a consacré ses forces et son modeste savoir à augmenter ce bonheur.
Et c’est justement en raison de la « criminelle » prétention de vouloir le bonheur de mes semblables qu’on me classe parmi les « individus dangereux pour la sécurité publique » comme les voleurs et les assassins.
Ici chacun passe son temps selon ses goûts et ses capacités. Beaucoup façonnent dans le bois toutes sortes d’objets : ronds de serviettes, couverts à salade. J’ai même vu un camarade tressant une semelle de corde pour se faire des espadrilles. La nourriture étant insuffisante, un peu partout des camarades installent des popotes en plein air. Un vieux seau percé remplace le fourneau. Des légumes et des pâtes cuisent dans des boites de conserve. Les plus déshérités vont près des cuisines et choisissent dans les épluchures ce qu’il y a de meilleur pour faire une soupe.

Aincourt, le 18 mai,

… Je vois que tu as un grand espoir que je sorte bientôt d’ici. Tu me parles de démarches sur lesquelles tu aurais un faible espoir. J’ignore la nature de ces démarches, mais j’espère qu’elles ne mettront pas en balance ma dignité d’homme et tiens à t’avertir que de toute façon, je ne sortirai d’ici que la tête haute…

Aincourt, le 1er juin 1941,

… Tu me demandes d’écrire au Maréchal, mais c’est par ordre de ce bon maréchal que j’ai été envoyé ici. Dès son arrivée au pouvoir notre bon Papa Pétain n’a-t-il pas dit que nous devions nous préparer à souffrir si nous voulons que la France renaisse ?
En apprenant que vous n’aviez pas de viande depuis 15 jours, j’en arrivais presque à regretter de t’avoir demandé de m’envoyer de la nourriture. Et pourtant si tu savais comme nous avons faim…

Paris, le 27 juin 1941 – 14 h 30,

Ma chère Marie, Partis à 70 d’Aincourt pour une destination inconnue. Si tu es quelques jours sans nouvelles, ne t’inquiète pas. Je ne serais peut-être pas plus mal où nous allons. Métais, Cayet, Deneux, Conques, Denancé sont avec moi. Je t’écris de l’autocar qui nous emmène.

Dessin d’un interné

Compiègne, camp de Royalieu le 2 juillet 1941,

Arrivés hier après avoir passé trois jours au fort de Romainville. Nous sommes sous l’autorité allemande depuis le 27 juin. Nous ne pouvons écrire qu’une carte tous les 15 jours et une lettre par mois, mais on peut nous écrire autant qu’on veut.

Lettre clandestine du 13 juillet 1941 :

Ma chère Marie,  Je profite d’une circonstance tout à fait exceptionnelle pour te faire parvenir cette lettre qui te permettra de connaître notre situation exacte.  Nous sommes environ 1200 internés. Il en arrive toujours des nouveaux et de différentes régions (Nancy, Rennes, Dijon). A l’instant il vient d’en arriver encore une trentaine, dont trois femmes. L’une d’elles est mère de trois enfants; il y avait ici trois autres femmes.
J’ai retrouvé ici Maitre Hajje, ainsi que Messieurs Boitel et Pitard, et Henri Sellier, ancien ministre socialiste, et une centaine de Russes blancs dont un prince Romanoff héritier du Tsar. Depuis quelques jours, tous les Russes (soviétiques compris) ont été mis à part derrière des barbelés.
Notre vie ici serait acceptable si ce n’était l’insuffisance de nourriture. Nous touchons 1/4 de boule de pain pour 24 h (moins qu’à Aincourt). À midi, une demi assiettée de légumes avec un morceau de viande gros comme le pouce et une demi cuillère à soupe de confiture ersatz. Le soir une cuillère à soupe de graisse sans saveur qui ressemble à de la graisse de bœuf et une demie cuillerée de confiture. Deux fois par semaine, nous avons la soupe le soir avec un petit morceau de viande. Inutile de te dire qu’avec un tel régime nous sommes continuellement affamés quoique la cuisine soit meilleure qu’à Aincourt.
Quant à l’hygiène, cela laisse beaucoup à désirer. Il y a bien des lavabos dans tous les bâtiments, mais par manque de pression on ne peut guère s’y laver; il faut aller au lavoir où il n’y a que deux robinets. Pas de douches. Des médecins, mais pas de dentistes. Après avoir été 24 et 26 par chambre nous sommes maintenant 20.
Nous ne travaillons pas en dehors des corvées habituelles de soupe et de nettoyage. La discipline est moins dure qu’à Aincourt. Nous sommes libres de nous promener toute la journée à travers le camp, qui est bien dix fois plus vaste que celui d’Aincourt. Appel le matin à 7 h et le soir à 18 h 30. Nous pouvons nous promener jusqu’à 22 h. Ici, nous avons le droit de lire des journaux dont la lecture des communiqués sur la guerre germano-soviétique constitue pour nous une partie de rigolade.

Compiègne, le 17 juillet 1941,

Il y aura trois mois le 24 que je suis arrêté, et je m’étonne que l’enquête me concernant ne soit pas encore terminée. Ce qui est sûr, c’est qu’il te faut de l’argent pour vivre, toi et nos deux enfants. L’Administration me doit mes versements pour la retraite. Insiste pour obtenir une avance, ou qu’on vous aide à vivre d’une façon ou d’une autre.

Lettre clandestine du 6 août 1941 :

… Les rations ont encore diminué : 4 cuillerées à soupe de lentilles dans des petites louches de bouillons. Le matin 1/4 de café et toujours 1/4 de boule de pain (200 grammes environ) pour 24 heures. Il n’y a que le mardi et vendredi que nous mangeons mieux, car nous avons des pâtes ou du riz sucrés et très épais.
Notre vie ici devient toujours plus intéressante par certains côtés. Depuis lundi ont commencés, avec l’autorisation du commandant de camp, différents cours. Je suis des cours de français, arithmétique-géométrie, algèbre, géographie, électricité et solfège. Mais il y a aussi des cours d’anglais, allemand, latin, italien, sciences usuelles, droit ouvrier. De plus, ont lieu chaque jour des conférences professionnelles. Cette semaine : agriculture, théâtre, urbanisme, architecture. Ici nous avons toutes les professions et parmi les intellectuels : médecins, dentistes, ingénieurs, avocats, architectes, etc.
Comme plusieurs camarades, j’ai adressé au commandant de camp une demande de libération par l’intermédiaire d’un camarade avocat. Mais il ne faut pas fonder un grand espoir là-dessus.
Hier, un sous-off allemand nous a appris qu’il y aurait prochainement plus de 200 libérations. Mais il est à présumer que les Russes blancs et les internés non communistes ou non sympathisants formeront ce contingent de libérés. Il y a eu 20 libérés parmi lesquels le Prince Romanoff. Des miradors élevant la sentinelle à 6 m du sol ont été construits aux 4 coins du camp. Une autre sentinelle circule entre deux miradors.
Une caisse de solidarité a été créée entre nous avec l’assentiment du commandant du camp. Cette caisse (cotisation 2 fr par mois) a été créée dans le but de venir en aide aux internés et à leurs familles.

Compiègne, le 19 août 1941,

Ma chère petite femme,  Je remercie de l’effort que tu fais présentement pour m’envoyer des colis, mais encore une fois je ne voudrais pas que cela impose de trop grandes privations. J’ai reçu le 16 celui du 13 et celui du 14.
Il y a eu des libérations le 14. Il parait que d’autres départs suivraient, j’espère être du nombre qui serait important.
Tu ne m’as toujours pas envoyé mon cahier de chansons, joins-y aussi quelques morceaux d’opérette, car ici la musique est indispensable. Je chante non seulement avec la chorale, mais seul dans les concerts que nous organisons. Le professeur a trouvé que c’est comme chanteur à voix que je devais être utilisé.
À l’instant je viens de recevoir de toi deux nouveaux colis : couvertures, vêtements, légumes, saucissons, anchois, poires, etc.
Avec tous ces colis successifs, ma faim s’apaise.

Lettre clandestine du 3 septembre 1941 :

… Depuis le 12 août, je t’ai écrit deux lettres illégales. Je ferai mon possible pour t’écrire de cette façon, mais tu dois deviner que ce n’est pas commode. D’ailleurs, ils ont été mis au courant par un « voleur mouchard » et il y a eu avant-hier une perquisition et fouille générale dans le but de trouver enveloppes et timbres. Tâche de me faire parvenir encore quelques enveloppes et timbres dans le pain fendu en biseau quand il est frais, et recolle ensuite en le pressant.
Contrairement à ce que je t’ai écrit, il est inutile que tu viennes me voir. En effet, ils se sont aperçus qu’il y avait des visites à travers les barbelés et ils ont fait placer une palissade en plancher à l’endroit que je t’avais indiqué, plus une limite à ne pas dépasser, faute de quoi la sentinelle a ordre de tirer. Cela est déjà arrivé plusieurs fois, mais en l’air jusqu’à ce jour…
… Je suis peiné en pensant qu’on nous maintient dans une oisiveté presque totale alors que nos femmes sont surmenées par le travail et l’inquiétude dans un moment où la nourriture déjà trop rationnée doit être partagée avec l’interné. Et à ce propos, ma chère Marie, ton poids de 40,200 kg indique assez tes sacrifices.
Avec les colis que je reçois à raison de un par semaine, même s’il n’y avait dedans que du pain, je pourrais tenir.

… À son fils :

Mon cher petit Jacques,  Merci de ta carte du 27 qui m’a fait grand plaisir. J’ai compris que ton professeur de piano ne voulait plus te donner de leçons gratuites. Mais consoles toi : plus tard, tous les enfants auront une vie plus belle et, avec la musique, tu auras toutes facilités pour apprendre une foule de choses et jouir d’une quantité de distractions. Continue à bien aider maman, et ton petit papa sera plus heureux…

Lettre clandestine du 16 septembre 1941 :

La commission des interrogatoires fonctionne à nouveau depuis samedi. Il y aurait, paraît il de 60 à 80 % de libérations. J’espère être du nombre… Mais ne te réjouis pas trop, car nous pourrions être déçus. Je t’avais dit de me supprimer deux colis, c’est que j’avais pensé que mes provisions dureraient plus longtemps. Maintenant, je n’ai plus rien d’avance et attends depuis plusieurs jours le prochain colis avec une grande impatience, car la faim me torture à nouveau.

Compiègne, le 14 octobre 1941,

(les colis constituent toujours l’essentiel de la correspondance légale) … Pas de lettres de toi depuis celle du 23.
Reçu vendredi le colis de mémère contenant 1 kg de pain, 400 gr de pain d’épices, 300 gr d’haricots secs. Reçu hier colis de Louise : 500 gr de pain d’épices, 250 gr de chocolat, 500 gr de biscottes, 300 gr de crème de gruyère.
Je suis très gâté en ce moment, aussi, je sens mes forces revenir.

Compiègne, le 27 octobre 1941,

Ma chère petite Marie, Dans deux jours, notre Monique aura un an. Pauvre petite enfant qui n’a presque pas connu son père. Il y eut 8 mois le 24 que je la quittais. Immobile dans son berceau, elle ne pouvait deviner ni comprendre le drame qui bouleverserait notre foyer. Que de tourments pour toi chère Marie, sur qui pesait désormais toute la responsabilité de la subsistance de notre progéniture.  L’année nouvelle nous verra à nouveau réunis et nous apportera une vie paisible, soies en persuadée. En attendant, patience et courage…  Reçu le 24 le colis de légumes, fruits, etc. J’insiste pour que tu ne m’envoies plus que deux colis par mois : avec tes 38 kg, tu as besoin de te remonter. Jacques à l’avenir, ne doit plus se priver de son chocolat ni de ses biscuits vitaminés. Garde tes pommes de terre et les carottes, tu en as trop peu. Mes camarades bourguignons qui reçoivent beaucoup de légumes m’ont beaucoup aidé depuis un mois…

Compiègne, le 20 novembre 1941,

… Reçu aujourd’hui le colis de pain, dont je te remercie. Ne m’envoie plus de légumes dont tu manquerais plus tard. Je suis embauché comme éplucheur de légumes, travail pour lequel je touche une ration supplémentaire tous les jours. Je n’ai été que deux jours à la menuiserie. Je veux que tu me dises ton poids tous les 15 jours si tu manges bien, tu dois reprendre progressivement les kilos perdus.  Depuis que je travaille, je ne suis plus de cours, mais je fais encore partie de la chorale…

Compiègne, le 9 janvier 1942,

… Pour les fêtes, j’ai été doublement gâté. En plus des colis reçus, la Croix-Rouge a donné à la cuisine des pois cassés qui ont fourni un plat supplémentaire pendant plusieurs jours. Enfin nous avons réveillonné en commun à nos frais pour Noël. Du 24 décembre au 2 janvier un programme distractif a été mis debout par les internés avec l’assentiment des autorités allemandes : une exposition (peinture, dessins, sculptures, poésies, produits régionaux) le tout classé par régions. À la scène, des sketches, chansons, poésies, folklore, théâtre, conférences, sport. Le 4 a eu lieu une vente aux enchères au profit de notre caisse de solidarité.

Compiègne, le 25 janvier 1942,

Ma chère petite femme,  Merci du colis reçu le 22 janvier. Les légumes avaient un peu souffert du gel, mais cet arrivage a été bien accueilli par tous car, depuis le 28 décembre, nous mettons légumes, pâtes, café, potages concentrés en commun pour faire une seule cuisine (économie de combustible) et fournir un plat chaud chaque soir à chacun, et surtout à ceux qui ne reçoivent que peu ou pas de colis. Tous les soirs, nous faisons la soupe pour 27 ou un plat de pâtes ou légumes lorsque le stock le permet.
Manges-tu réellement mieux ? J’ai peur que tu me dises cela pour calmer mon inquiétude et que tu t’imposes de grandes privations.

(Probablement un courrier de Marie, son épouse…)

… On a froid, on a faim. Partout on n’entend parler que de misère et de mort. Les enfants à la cantine n’ont eu, aujourd’hui, qu’une soupe, un fromage, une orange. Après le déjeuner, ils sont dehors par n’importe quel temps… et combien d’autres choses que je pourrais te citer. Et tu voudrais que l’on ait bon moral !…

Compiègne, le 12 février 1942,

… Des visites sont actuellement accordées individuellement. Il faut faire ta demande au Commandant du camp. Je serais si heureux de te voir avec les enfants. Visite de 10 minutes.

Lettre clandestine du 16 avril 1942 :

… L’interruption des sanctions nous a permis de mieux nous alimenter et je me sens mieux. Je te demande de m’envoyer à nouveau 600 francs chaque mois en raison du prix élevé de la cantine. Et puis un gros effort est fait ici pour notre caisse de solidarité pour venir en aide aux internés nécessiteux et à leur famille. Et j’aime mieux me priver de manger que de manquer à ma cotisation habituelle. Il faut penser aux familles sans ressources, qui n’ont même pas la maigre allocation aux internés. J’espère avoir bientôt ta visite avec nos deux enfants.

Lettre de son épouse (retournée à l’envoyeur)

Sevran, le 21 juin 1942,  Mon cher petit André, Sans nouvelles de toi depuis le 30 mai.
Il est 18 h 30, nous revenons de promenade. Le dimanche, je ne suis jamais à la maison. Je vais toujours chez des amis. Ils m’ont donné une bouteille de haricots verts en conserve pour toi. Les dimanches sont toujours très tristes : tout le monde est en famille. J’ai bien du travail et du mal, je te certifie : je n’ai pas le temps de coudre un point. Les jours passent vite malgré tout et l’on demande tous les jours à être plus vieux.
Monique grandit, mais elle a grandi ! C’est vraiment gentil à cet âge-là, et je suis bien heureuse de l’avoir. Sans elle je ne sais ce que je deviendrais : la vie est si triste et si bête. Le jardin me prend beaucoup de temps, il est assez beau. Il fait un temps superbe : vous pouvez prendre des bains de soleil pendant que nous travaillons comme des nègres.
Je pense que tu auras tes colis gratuits par la Croix-Rouge et que je toucherai quelque chose pour les enfants. Nous attendons toujours le mois de mai, pas encore payé.  Tes trois chéris qui l’aiment  Marie.

Dernière lettre d’André, jetée du train qui le conduisait à Auschwitz le 6 juillet 1942 :

Ma chère petite femme,  Je ne sais si cette lettre te parviendra, car, à l’heure où je t’écris, j’ignore encore de quelle façon je vais pouvoir l’expédier… Je t’écris d’un « 40 hommes, 8 chevaux » qui va nous conduire (1000 environ) nous ne savons où ; mais nous savons que nos anges gardiens manquent de bras et il est possible, même probable qu’ils nous envoient dans leur pays. En tous cas, nous partons pour un long voyage, car nous avons touché des vivres pour trois jours. Conques, Deneux et Cayet ne sont pas du voyage, restés où ils sont avec 600 autres parmi lesquels certains seront libérés. Toi qui voulais que je travaille, et bien je vais travailler.
Ma pauvre chérie, tu dois être bien inquiète, car dans mon avant-dernière carte, écrite le 26/06, m’a été retournée. Prétexte : écrit trop fin. Je faisais allusion au bombardement du camp par avion, car je tenais à te rassurer pour que tu ne croies pas que j’étais parmi les victimes (3 morts, une dizaine de blessés). Quinze bombes sont bien tombées sur le camp à 1 h 30 du matin. Les bâtiments A3 et A4 ont été touchés. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de victimes. Tu dois avoir maintenant le colis retourné (trop lourd). Ils ont appliqué la mesure avant la date en représailles de l’évasion de 19 internés parmi lesquels Cogniot, notre doyen. Cette période est fertile en évènements. Sois pleinement rassurée sur ma santé : notre bâtiment n’a pas été atteint par le bombardement, aucun copain de notre patelin n’est victime. Malgré le colis retourné, je n’ai pas trop souffert de la faim, mais cela tombe mal, car le premier colis de juillet n’est pas arrivé avant notre départ. Je me demande si ce colis va suivre.
À la fouille, on m’a pris 100 francs. Je n’ai donc plus d’argent. Ne fais aucune réclamation avant que tu reçoives de moi la première lettre de ma nouvelle adresse. Nous supposons que s’ils nous font travailler nous serons mieux nourris, mais ce n’est qu’une supposition.  Et toi, ma chère Marie, comment vas-tu ? Il ne faut pas que mon départ là-bas te crée de nouvelles inquiétudes. Autrement dit, il faut que tu sois courageuse, toujours et jusqu’à mon retour, comme tu l’as été jusqu’alors. Le retour est peut-être plus proche que nous pouvons le prévoir. Et Jacques, et Monique ? Leur santé est-elle meilleure ? Pauvres chéris, heureusement que j’ai eu la chance de les voir il y a peu de temps. Soignez-vous bien tous trois, l’essentiel étant de conserver la santé. Quant à moi, je suis en bonne forme en ce moment, et le travail manuel (s’il n’est pas trop dur) ne pourra que me faire du bien.
Il est 13 h 30, nous sommes à Châlons-sur-Marne. Partis ce matin à 9 h 30 de Compiègne ; on nous a réveillés à 3 h… 15 h pas de doute ! Nous sommes à Bar-le-Duc (direction l’Allemagne). Quoiqu’il arrive, bon courage, confiance et patience.
Je vous embrasse bien des fois mes trois chéris. André.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *