Devant l’avancée des armées alliées, et en particulier celle de l’armée Rouge, les nazis commencent l’évacuation d’une partie du camp d’Auschwitz dès l’été 1944. Lire dans le blog : Itinéraires suivis par les survivants à partir d'Auschwitz (1944-1945) et Les 45000 pris dans le chaos des évacuations (janvier-mai 1945).
Le 29 août 1944, Gabriel Lejard est transféré d’Auschwitz à Sachsenhausen avec 29 autres « 45.000 » :
il y reçoit le matricule n° « 94.268 ».
Les 30 Français sont répartis dans plusieurs camps et Kommandos. « Gaby » est affecté à Kochendorf (kommando de Natzweiler-Struthof), situé sur le Neckar à 50 km de Stuttgart, (mines de sel transformées en usines souterraines pour la fabrication d’armes et des V2).
Il arrive à Kochendorf le 5 octobre 1944 avec six autres « 45.000 » et reçoit le matricule n° « 33.834 ». Fin mars 1945, les 6 Français (Maurice Martin est transféré à Innsbrück) sont évacués avec 1500 autres déportés sur le camp de Dachau. A pied jusqu’à Augsburg puis en train jusqu’à Dachau où ils arrivent le 8 avril 1945 et sont immatriculés. Ils sont libérés par les Américains à Dachau, le 29 avril 1945.
Gabriel Lejard a retracé cette terrible épopée lors des cérémonies du 35ème anniversaire de la Libération des camps (le dimanche 27 avril 1980)
« Le 31 août 1944, l’Armée Rouge approche de Cracovie, l’évacuation des Français d’Auschwitz commence. Avec 25 (1) survivants du transport des « 45.000 », nous partons pour Sachsenhausen, au nord de Berlin. Je me trouve à une trentaine de kilomètres de Ravensbrück, où vient d’arriver ma fille, et ceci sans le savoir.
Fin septembre, six d’entre nous partent à nouveau (2), avec beaucoup de mineurs, du Nord, du Pas-de-Calais, des Juifs, des Polonais, des Russes, etc. pour une destination inconnue. Plus de 100 par wagons, 4 jours de voyage, sans tinette et sans ravitaillement.
Nous débarquons à coups de crosse en gare de Kochendorf. Nous gagnons le camp à pieds, 5 à 6 kms, sous la pluie.
« Accueillis » par le commandant Walter Bütner (3), c’est le discours traditionnel que nous traduit un camarade Luxembourgeois. « Je hais les Juifs, j’aime
encore moins les Français. Vous êtes tous des terroristes, et pas un de vous ne
sortira vivant d’ici ».
Avec mes cinq camarades d’Auschwitz nous fûmes affectés à la mine de sel que l’on transformait en usine souterraine pour la construction des V2.
Nous étions à environ 150 m sous terre, pieds nus dans le sel. Les postes étaient de 12 heures de jour alternant avec 12 heures de nuit, plus 10 km aller et retour à pieds. Pour la première fois je voyais des civils allemands, des PG et des STO.
Je ne m’attarderais pas sur notre nouvelle vie, mais cela ressemblait étrangement à Auschwitz en 1942, mais sans chambre à gaz, ni four crématoire. On enterrait dans les bois proches. Mais alors, record jamais atteint pour les poux et la dysenterie.
Malheur à ceux qui couchaient en bas de nos lits à 3 étages !
Puis ce fut l’horreur de notre évacuation de Kochendorf à Dachau, 300 kilomètres, lors de la débâcle nazie (4).
Depuis notre arrivée, octobre 1944, nous entendions le canon sur le Rhin, et nous pensions que la fin du cauchemar approchait. Même nos gardiens se laissaient quelquefois aller à parler et nous indiquaient qu’à Noël nous serions à la maison et eux en Sibérie.
Hélas, ce n’est que le 27 mars que nous évacuons, par la route, direction Dachau.
Les Américains étaient à une trentaine de kilomètres.
Nous étions environ 1500. Les malades étaient évacués, mais ne sont jamais arrivés nulle part, hélas !
Très forte escorte composée de SS de l’Afrika-Korps, même 2 Français (1 organisation Todt, l’autre LVF), avec fusils, matraques et schnaps en quantité.
Les deux premiers jours, nous marchons la journée, mais harcelés par l’aviation alliée,
nos escorteurs décidèrent de faire la route de nuit, le plus souvent par des chemins de montagne. 30 kilomètres par étape, sans ravitaillement, pieds nus, un pantalon, une veste et la pluie. Nous mangeons des poignées d’herbe, de grosses limaces rouges, des escargots, au risque de recevoir un coup de fusil. L’eau des nids-de-poule était notre boisson.
Ce fut l’hécatombe, les hommes tombaient, ne pouvant plus marcher. Une nuit avec notre camarade Houard de Chartres, malgré notre vigilance, nous fûmes pris de corvée pour traîner le chariot en queue de colonne où on entassait les mourants car on ne laissait pas de traces sur la route.
Nous savions en quoi consistait le travail, aussi Houard et moi nous avons pris de suite la flèche du chariot pour le guider, les autres poussaient aux roues ou chargeaient les corps.
Lorsque le plein était fait, on faisait une petite tranchée sur le bord de la route, et c’était l’enterrement des malheureux dont la plupart étaient encore vivants.
Ceci au milieu des hurlements de nos tortionnaires et des mourants. Oui, nous avons enterré des hommes encore vivants et notre route est jalonnée de charniers.
Nous avons traversé Ulm et Augsburg. De cette ville nous prenions le train et arrivions à Dachau le 5 ou 6 avril 1945.
Toute la journée, nous fûmes en tas dans la cour. Enfin, le soir, nous étions affectés au Block 23, isolé et aménagé spécialement pour ceux qui avaient fait la route, et enfin un peu de ravitaillement. Nous couchions 6 sur des lis de 80 cm.
Nous faisions hélas le bilan. Partis 1500, nous sommes arrivés environ 200 et beaucoup allaient encore mourir, car nous n’étions libérés que le 29 et la dysenterie et le typhus ne faisaient pas de quartier.
Pour nos camarades mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, partis 299, arrivés 27. Les 6 d’Auschwitz étaient à l’arrivée (5), mais notre ami Lecrux, un jeune de Reims était en très mauvais état. Aussitôt libérés, nous l’avons transporté à l’hôpital. Il n’est rentré qu’en juillet en ambulance à Reims.
Quant aux cinq restants et une trentaine d’autres camarades, nous nous évadions de Dachau et arrivions à Paris en wagons à bestiaux le 15 mai 1945.
Mon ami Lecrux, marié à Reims avec une déportée de Ravensbrück «Simone» est venu quelques années après en Côte-d’Or à Précy-sous-Thil.
Il est décédé par la suite à l’hôpital de Dijon en raison des séquelles de la déportation.
Pour les mêmes raisons, mon ami Houard, de Chartres, s’est suicidé quelques années après sa rentrée ».
- Note 1 : Ils sont en fait 30 : Georges Gourdon (94.257), Henri Hannhart (94.258), Germain Houard (94.259), Louis Jouvin (94.260), Jacques Jung (94.261), Lahousine Ben Ali (94.264), Marceau Lannoy, Louis Lecoq, Guy Lecrux (94.266), Maurice Le Gal (94.267), Gabriel Lejard (94.268), Charles Lelandais (94.269), Pierre Lelogeais, Charles Limousin, Victor Louarn, René Maquenhen, Georges Marin, Henri Marti, Maurice Martin, Henri Mathiaud, Lucien Matté, Emmanuel Michel, Auguste Monjauvis (94.280), Paul Louis Mougeot, Daniel Naglouck, Emile, Obel (94.282), Maurice Ostorero, Giobbé Pasini, René Petitjean, Germain Pierron.
- Note 2 : Ils sont en fait sept. Georges Gourdon, Henri Hannhart, Germain Houard, Louis Jouvin, Lahoussine Ben Ali, Guy Lecrux et Gabriel Lejard.
- Note 3 : L’Oberscharführer Eugen Walter Bütner, ancien commandant du sous-camp de Thil-Longwy, devient commandant du camp de Kochendorf à partir de septembre 1944. C’est lui qui dirige « la marche de la mort » du 30 mars 1945.
- Note 4 : « Marches de la mort » est l’expression communément utilisée par les
déportés pour qualifier les évacuations des camps opérées par les nazis à
l’approche des armées soviétiques à l’est et américano-britanniques à l’ouest.
Les premiers camps évacués en janvier 1945 se situaient en Pologne occupée. - Note 5 : Georges Gourdon (140.707), Henri Hannart (140.708), Germain Houard (140.715), Louis Jouvin (140.709), Guy Lecrux (149.704) et Gabriel Lejard. Lahousine Ben Ali est mort à Dachau.