Vers 11 heures, le 8 juillet 1942, après deux jours de transport dans des wagons à bestiaux (lire dans le site : Compiègne-Auschwitz : 6-8 juillet 1942), les déportés placés auprès des lucarnes lisent le nom d'Auschwitz sur les bâtiments d'une gare.
Le train parcourt, très lentement, quelques centaines de mètres. Ils découvrent alors une scène hallucinante. Des détenus en tenues rayées de bagnards, là des hommes, là-bas des femmes, poursuivaient et frappaient avec de gros gourdins d’autres détenus habillés pareillement (…). « Nous ne pouvions distinguer les uns des autres les acteurs de ces scènes incompréhensibles, mais nous réalisions soudain que nous allions être jetés dans ce milieu » (René Aondetto).
« Des centaines de ces malheureux se précipitent vers nous, nous demandent à manger, nous crient : « Donnez-nous vite vos affaires, on va vous les prendre« . Mais aussitôt d’autres prisonniers, un bâton à la main, les dispersent comme une volée de moineaux » (René Maquenhen).
« Cela dépassait tout ce que des êtres normaux peuvent imaginer » (Pierre Monjault).
Le train s’immobilise enfin. Il est un peu plus de midi. Des SS prennent place devant chaque wagon, mitraillette au poing. D’autres, le fusil en bandoulière, tiennent un chien en laisse.
Des bagnards en tenue rayée, aux brassards jaunes ou rouges, sont à leurs côtés. Les portes des wagons sont déverrouillées. Des hurlements : Raus ! Raus ! Zu Fünf (dehors, dehors, en rang par cinq), confirment qu’ils sont bien arrivés. Les SS et leurs aides font descendre les déportés à coups de crosses et de matraques, au milieu des cris et des aboiements des chiens.
« C’est une panique irrépressible : Les SS nous poussaient à coups de gourdins et de cravaches. J’en reçus un en pleine poitrine à l’endroit du cœur. Je souffrais affreusement et faillis m’évanouir car, à l’extrémité de leurs cravaches, il y avait du plomb » (Pierre Monjault).
Les nouveaux arrivés sont mis en rangs par cinq. Ils doivent vider leurs poches, jeter en vrac couteaux, pipes, briquets et les autres objets personnels bien souvent chargés de souvenirs.
Les valises, les sacs, les vivres sont mis en tas par des prisonniers en tenue rayée. La colonne se met en marche. Ils reçoivent sans cesse des coups de schlague pendant les vingt minutes qui les séparent de l’entrée au camp. Les SS s’arrêtent au poste de garde, laissant les Français sous la seule surveillance des détenus porteurs de brassards et de matraques.
Devant eux, s’ouvre un portail métallique. Reliant les deux pilastres, un arceau déploie une maxime en lettres de fer forgé : Arbeit macht frei (le travail rend libre), formule dont ils ne peuvent encore réaliser toute la dérision.
Ils franchissent cette porte en musique, au rythme des cymbales qui accompagnent des valses viennoises ou des airs connus comme « L’Auberge du Cheval Blanc » ou « La Marche des Gladiateurs ». Airs que jouent
des prisonniers composant un orchestre aux instruments les plus divers – trompettes, grosses caisses, violons, flûtes et accordéons – insolite au milieu d’un parterre de verdure et de fleurs. Plus loin, des poteaux se dressent de chaque côté de l’allée. A leur sommet, un groupe de personnages sculptés dans le bois, le dos courbé : un gros capitaliste le cigare aux lèvres, un rabbin au nez crochu, un curé avec son bréviaire et un personnage qu’un SS pousse vers le camp en lui piquant les reins.
Ils deviennent des « 45 000 »
La colonne s’arrête après les cuisines, entre les blocks 26 et 27. Sous un soleil de plomb, les nouveaux venus attendent, sans manger ni boire, que l’on s’occupe d’eux. Ils sont assoiffés. Pourtant l’eau ne manque pas : des détenus arrosent des fleurs.
Mais il est impossible de s’en approcher sans se faire sauvagement matraquer.
Jean Thomas dit avoir vu ce jour-là des pendus à l’entrée du camp (voir en note 1).
L’après-midi est déjà bien entamée quand commencent les premières formalités d’enregistrement, au retour des SS. L’un d’eux ordonne aux Juifs de sortir du rang. Une cinquantaine d’hommes s’avance : « L’un de ces camarades est matraqué, piétiné et laissé sur place parce qu’il ne comprenait pas l’allemand et, de ce fait, n’obéissait pas assez vite » (Aimé Oboeuf).
L’angoisse saisit de nouveau ceux qui s’étaient un peu rassurés à la vue de l’orchestre et des massifs fleuris bordant les bâtiments de brique rouge, alignés de chaque côté des allées. A l’appel de leur nom, les hommes pénètrent un à un dans le block 27. Ils doivent jeter leur argent dans une corbeille et déposer objets en or, bijoux et stylos sur une table.
Les SS, aidés par des détenus, consignent ces biens sur des registres et expliquent qu’ils leur seront rendus à la fin de la guerre : « Dans un sac, étaient serrés nos papiers et nos alliances. Un autre sac contenait nos vêtements. Un numéro nous était affecté : ce numéro était imprimé sur des bandes de toile dont deux identiques nous étaient remises ; deux autres (étaient) déposées dans
chacun de nos sacs » (Raymond Montégut).
Ils sont 1170 à recevoir un matricule situé entre « 45 157 » et « 46 326 », à coudre sur leurs vêtements.
Ce numéro qu’ils devront nommer à leurs gardiens en allemand et en polonais est désormais leur seule identité au camp. Pour les détenus, les déportés du convoi du 6 juillet 1942 seront des « 45 000 », conformément à l’usage répandu dans le système concentrationnaire nazi. Les détenus se désignent en effet par la série de leur immatriculation qui permet de situer la date de leur arrivée. Après leur retour, les rescapés maintiendront cet usage.
Dans le block 27, les arrivants doivent se dévêtir totalement. Puis ils sont tondus, cheveux et poils. « Nous étions tous méconnaissables, nous avions bien de vraies touches de bagnards » (René Cimier). Ils reprennent ensuite la file devant le block 26 pour la désinfection (2). Ils entrent par dix dans une petite salle. « Il y avait une baignoire, une table et un SS de près de 2 mètres. (…) Il me montra la table. Ne connaissant pas l’allemand, je ne compris pas ce qu’il voulait. Quand il m’eut indiqué deux ou trois fois le bout de la table, je m’assis dessus. Il entra dans une rage folle et, d’un coup de poing, il m’obligea à plonger dans la baignoire. Il voulait tout simplement que je
mette sur la table la ceinture et le mouchoir qu’ils nous avaient laissés pour tout vêtement » (Louis Eudier).
« Après cette baignade forcée, nous étions projetés, toujours à coups de poing, dans une salle voisine, où il y avait des douches chaudes ou plutôt bouillantes, sous lesquelles il était impossible de rester. Plus loin, nous recevions de l’eau glacée » (René Maquenhen).
Puis, ils subissent un simulacre de visite médicale (3) : on se borne à leur demander s’ils sont malades, s’ils ont eu la malaria ou une maladie contagieuse. On leur examine la bouche : « Tout était noté, surtout les dents en or et les bridges » (Adrien Humbert). Ils sont passés à la toise et pesés.
Sous la menace de nouveaux coups, ils doivent enfiler des tenues rayées. « Nous recevons un pantalon, une veste rayée bleu et blanc, une chemise crasseuse (…). Nos nouveaux vêtements sont maculés de taches rougeâtres et noires et (…) nous tentons de chasser de notre esprit la pensée que ces vêtements sont rouges et noirs du sang de nos prédécesseurs martyrisés » (Emmanuel Michel).
« Plus loin, nous touchons des claquettes de bois qui ne tiennent pas aux pieds. Dans l’impossibilité de marcher, la seule ressource pour éviter les coups sera de les mettre sous le bras et de marcher pieds nus » (René Petitjean). Crânes rasés, barbes mangeant leurs visages et leur donnant un air terrible, ils sont ensuite photographiés, derrière une plaque indiquant BV-F (criminel professionnel (Berufsverbrecher) – français), y compris pour ceux de nationalité étrangère.
Premier contact avec un déporté français
Dehors, attendant leur tour, d’autres voient circuler des véhicules chargés de corps sans vie. « Pour la première fois, je vis passer une grande charrette de cadavres (…) jetés pêle-mêle. Je ne pus les compter, il y en avait trop. J’étais effrayé car je n’avais jamais rien vu de si affreux. Tous ces cadavres nus avaient l’air d’enfants squelettiques, avec des membres virils qui paraissaient énormes. Les genoux avaient l’air de grosses boules. Les hanches et les épaules ressemblaient à des portemanteaux » (Adrien Humbert).
« Un chariot bâché passe à côté de nous et s’arrête un peu plus loin, devant le dernier block de l’allée. Déjà, nous sommes intrigués car le chariot a laissé une trace sanglante sur la chaussée. Effectivement, les bâches relevées, nous voyons plusieurs détenus (…) inertes et ensanglantés. D’autres (…) sortent précipitamment du block voisin, tirent les corps qui tombent sur le sol et, toujours en courant, les traînent par les pieds. La tête du malheureux, raclée par le sol caillouteux laisse une traînée sanglante. En un rien de temps tout est terminé » (René Aondetto).
Puis, ils assistent, pour la première fois, au retour des kommandos de travail, regardant avec stupeur ces hommes squelettiques dans leurs tenues rayées, qui défilent en cadence par cinq, jambes raides et bras collés au corps. Après la dispersion, des détenus s’approchent des Français pour tenter de capter quelques nouvelles du monde extérieur. Georges Guinchan les interroge à son tour : Malheureusement, ils ne parlent ni allemand, ni français (…). « Soudain, j’aperçois Schkolnic, un ancien compagnon de chambrée au camp d’internement de Rouillé.
(…). Armand Schkolnic (matricule « 38 944 »), militant communiste, avait été arrêté le 26 novembre 1940. Il était le secrétaire du député communiste du 18ème arrondissement, Armand Pillot. Déporté un mois avant nous, c’est à peine si je le reconnais : il est devenu l’ombre de lui-même, alors qu’il était si robuste à Rouillé. Sa description du camp et de ce qui nous attend est à peine croyable. Presque tous les déportés de son transport, parti le 5 juin 1942, sont déjà morts et il pense qu’il ne pourra plus tenir bien longtemps dans son kommando de travail. Désespéré, il me dit qu’il n’existe aucun espoir de survivre plus de trois mois dans cet enfer, même pour les plus endurcis » (Georges Guinchan).
En complément à cet article, lire dans le site le témoignage de trois rescapés : 8 juillet 1942 : Tonte, désinfection, paquetage, « visite médicale ».
La plupart des « 45 000 » vont effectivement mourir dans les premiers mois de leur arrivée. A la fin de l'année 1942, ils ne sont plus que 220 survivants environ, et seulement 150 en mars 1943.
-
Note 1 : Ce témoignage est attesté par l’historienne Danuta Czech (page 152 du tome V d’Auschwitz- 1940-1945 en langue anglaise).
Ce jour là – écrit elle – a probablement lieu la première pendaison de deux prisonniers politiques à Auschwitz.
Il s’agit de de Tadeusz Pejsik (numéro 12 5497), valet de chambre, né le 2 octobre 1920 à Wloclaweck (au centre de la Pologne) et de Henryk Pajaczkowski (22 867), peintre, né le 45 juin 1911 à Varsovie (Pologne), qui avaient tenté de s’évader d’un Kommando disciplinaire le 10 juin 1942.
Les photos d’immatriculations des deux déportés figurent sur le site du Musée d’Auschwitz avec la mention « pendus le 8 juillet 1942).
Note 2 : Le block 26 servait alors de morgue. Les cadavres étaient ensuite incinérés dans le four crématoire du camp principal ou sur des bûchers à Birkenau et par la suite dans les Krémarorium. - Note 3 : La tonte, la désinfection et la douche avaient pour but d’empêcher la pénétration, dans le camp, des maladies contagieuses. Le 1er juillet 1942, un premier cas de typhus était déclaré. L’épidémie allait s’étendre dans les mois suivants et faire de très nombreuses victimes.
Claudine Cardon-Hamet, extrait du prologue de «Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 » Editions Autrement, 2005 Paris.
Illustrations
- L’arrivée à la rampe © Musée d’état Auschwitz-Birkenau
- L’entrée du camp © Musée d’état Auschwitz-Birkenau
- Déportés en rangs par cinq défilant au rythme de l’orchestre (dessin de Marc Khoscielniac). Musée d’Auschwitz.
- Photo d’immatriculation à Auschwitz :© Musée d’état Auschwitz-Birkenau / collection André Montagne.
- La tonte des cheveux (Sachsenhausen 1942), © Fédération Nationale des Déportes et Internés Résistants et Patriotes.
- Les deux déportés politiques polonais pendus le 8 juillet 1942 : © Musée d’état Auschwitz-Birkenau
Comment est-ce possible ?
Une telle haine, un tel acharnement,
De telles humiliations ?
Ces pauvres malheureux envoyés à la mort, mais à une mort lente et sadique.
Mon dieu, tout ceci est une véritable tragédie.
Oui, c’est terrible. Je vous invite à lire ces deux articles du site : La politique allemande des otages (août 1941 – octobre 1942)
et Une déportation de représailles contre le « judéo-bolchevisme ». Qui exposent les origine de ces déportations. Bien cordialement, Claudine Cardon-Hamet
Slow and sadistic – and the particular German « genius » apparently to involve the prisoners in the outrages inflicted on themselves and other prisoners, then industrialise the whole process so it seems inevitable and normal. The world failed in holding all involved to account, this was a major failing that added further degradation.
I am not so pessimistic, even if the role of the great German industrialists was minimized in the rise of Nazism, the Nuremberg trial was exemplary
Merci pour tout ce travail de recherches et de mémoire. Je suis l’arrière petite fille d’Édouard Til. Votre travail est remarquable.
Merci.
Merci à vous pour ce commentaire. Claudine cardon-Hamet