Georges (Jojo) Dudal le 6 juillet 1942 à Auschwitz

Témoignage de Georges Dudal : d’Auschwitz à Gross-Rosen, puis Dachau et la France.

Le 6 septembre 1944, trente "45.000" partent d'Auschwitz en direction de Gross Rosen, après avoir été douchés et habillés de neuf.
Les dix compagnons de Georges Dudal à Gross Rosen (montage © Pierre Cardon)

Que va-t-il se passer ?

Nous prenons le train de voyageurs, six par compartiments et deux SS.
Le soir nous arrivons à Gross Rosen. Quarantaine, et ensuite nous sommes répartis dans divers Kommandos. Nous sommes considérés comme des anciens et de ce fait respectés, si respect il y a.
Je suis affecté au Kommando Siemens, dirigé par un chef d’atelier civil, ancien prisonnier de la guerre 14-18. Il parle le Français et dit aimer la France.
Dans le Kommando nous sommes plus dix « 45.000 sur trente » : Beaudoin, Dudal, Gaillard, Gauthier, Houard, Gillot, Eudier, Gorgue, Brumm, Brunet, Ducastel, Devaux qui par la suite, étant donné sa profession (chaudronnier), est affecté à la cuisine du camp pour diverses réparations. Le travail chez Siemens n’est pas très dur et nous ne sommes pas battus.
Nos camarades métallos font du bon boulot pour nous aider. Il faut dire que je ne suis pas doué pour la mécanique.
Je tiens la lime comme une poêle à frire ! Si le travail n’est pas épuisant, la nourriture est toc et nettement insuffisante. Heureusement, Fernand Devaux peut « s’organiser » à la cuisine (voler) et nous donner quelques gamelles de soupe qui sont les bienvenues. La vie au camp est un peu moins dure qu’à Auschwitz, mais certains camarades ont du mal à survivre en particulier Aubert. La solidarité est peu efficace, nous donnons chaque jour un quart de notre petite portion de margarine pour aider les camarades les plus déficients. Le temps passe et les « 45.000 » de ce petit transport sont tous là, handicapés pour beaucoup, mais vivants.

Les Blocks de Gross Rosen

Notre petit groupe éclate de nouveau, évacuation du camp dans des conditions particulièrement difficiles et atroces. Nous sommes le 8 février 1945. Les troupes russes continuent d’avancer, c’est la déroute allemande, les SS sont sur les dents, de véritables bêtes sauvages.
Nous partons dans des wagons à charbon, découverts, avec un SS tous les deux wagons qui tire à la mitrailleuse sur toutes les têtes qui dépassent des ridelles.
Nous ne pouvions pas rester sans nous mettre ni debout ni assis. Nous étions environ quatre vingt à cent par wagon. C’est l’hiver, il fait une température à congeler le bétail humain que nous sommes.
Le train fait des petits parcours, arrêté par les alertes. Il nous faudra trois jours pour arriver à Hersbrück. Plus de morts que de vivants à l’arrivée. Dans mon wagon nous restons à quatre ou cinq vivants. Brunet est retrouvé enfoui sous les cadavres. Comment a-t-il pu s’en sortir ?

Plan du camp d’Herzbruck

Birkenau avait été le tremplin de
la souffrance, et dans ce convoi de la mort qui nous conduisait à Hersbrück, jamais
je n’ai douté, jamais je n’ai eu peur de la mort, entouré que j’étais de tous ces cadavres, morts de froid et de faim. C’était dur, mais le moral l’emportait sur la souffrance physique.

Hersbrück

Nous nous retrouvâmes à une dizaine de « 45000 » au camp d’Hersbrück.
Les vingt autres avaient été dirigés vers d’autres horizons concentrationnaires, aussi dramatiques. Hersbrück était un camp sur pilotis, petit camp mais gratiné. Pour rentrer dans le Block le soir après l’appel, il fallait prendre cinq coups de matraque sur les fesses.
Pas de coups, pas de soupe et interdiction de rentrer dans le Block. Dès le couvre feu
les SS tiraient sur tout ce qui bougeait dans le camp. Il fallait donc prendre sa dose journalière de trique. Ce n’était pas le pied, mais malgré notre
maigreur, les fesses étaient quand même la partie la plus charnue de notre organisme.
Cela n’a pas duré, heureusement nous avons changé de Block. Nos fesses étaient satisfaites de cet arrêt et petit à petit, de noires elles retrouvaient une mine plus attrayante. Le travail était très dur, nous faisions de la terrasse.
Il faut dire qu’au fil des ans, nous avions étudié l’art et la manière de peu travailler tout en donnant l’impression d’être les meilleurs et nous savions aussi éviter les coups pendant la journée.
Un jour nous apprenons que la gare de Nuremberg avait été complètement détruite par les forteresses volantes américaines et qu’il fallait des volontaires pour aller dégager cette gare. Nous décidons Beaudoin, Devaux et moi d’aller à Nuremberg. Même si le travail n’était pas très attrayant
peut-être pourrions nous trouver de la nourriture sous les décombres. Nous avions raison et avons vécu de grappille pendant plusieurs jours. La gare
n’avait pas été épargnée. C’était la désolation, tout avait été rasé et de nombreux morts jonchaient le sol. Nous vivions en permanence avec des corps déchiquetés, des mains, des pieds, des têtes, beaucoup de soldats, mais aussi des civils.
Nous en avions vu d’autres et n’étions pas pour autant traumatisés. Une seule idée, trouver à manger dans ce décor lunaire.
Le matin, nous partions vers trois heures. Par le train, Nuremberg était à environ quatre-vingt kilomètres d’Hersbrück et il nous fallait souvent trois à quatre heures pour faire le parcours. Le soir nous ne rentrions pas avant 23 heures au camp.
Mais il faut dire que nous n’avions pas la hantise des camps. De temps à autre une bombe éclatait, mais jamais nous n’avons subi de dégâts.
Les wagons de marchandises éventrés nous apportaient quelques satisfactions : la bouffe, toujours la bouffe !
C’était pour nous le nerf de la guerre. Il faut le dire pendant ces 35 mois de déportation, nous avons imaginé toutes les cuisines possibles et imaginables, parfois même invraisemblables. Un vrai sujet de conversation en dégustant notre maigre pitance.
Nous sommes tombés avec Devaux sur un wagon éventré contenant des petits bonbons. Aubaine ! Ils n’étaient pas sucrés, mais avec les allemands rien ne nous étonnait. A l’époque ils mangeaient un peu n’importe quoi. Les bonbons fondaient dans la bouche et coupaient l’appétit.
Ce n’est qu’une heure plus tard que nous avons découvert une étiquette « colle forte ». L’effet fut rapide, au lieu de coller les selles !… Une bonne « déripette » s’empara de nous. Ce soir là, le voyage de retour au camp fut long, serrant les fesses pour ne pas libérer la colle forte. La marche de la gare au camp ne fut pas très cadencée.
Heureusement la distance était courte. Je n’avais pas été gâté à la distribution de fringues. Un pantalon sans fond :  pour remédier à cela j’avais trouvé un short que j’enfilais par-dessus ; des chaussures du 42 alors que ma pointure était du 39. A l’entrée du camp il fallait se mettre au garde à vous et faire le « Mützen ab« , c’est à dire saluer le SS de garde en enlevant le béret. A ce moment la colle forte a salué copieusement mon pantalon, les jambes, et elle a fait le plein des godasses. Devaux a piqué une crise de rire. Il faut dire qu’il avait l’habitude de ce genre de sport dysentérique depuis qu’il était à Auschwitz.
Il n’y avait que très peu d’eau, un ou deux robinets dans le camp. C’était pour moi un problème. Heureusement les conseils de Devaux m’ont été utiles et sans eau j’ai résolu mon problème. Mieux valait en rire et maintenant en passant ma langue pour coller un timbre j’ai des réticences à la colle.
Le temps passe, nous sommes très fatigués. La gare a été déblayée, les voies reconstruites, le premier train inauguré. A ce moment, alerte. Des avions de reconnaissance font des ronds de fumigène dans le ciel et c’est l’arrivée des forteresses volantes qui crachent des bombes. Cela pète de tous les côtés. Nous sommes à plat ventre, fixés au sol sous les mitraillettes des SS.
Beaudoin me dit : « ne t’inquiète pas, môme j’ai fait la guerre. Quand tu entends siffler les bombes, ce n’est pas pour nous, il ne faut pas avoir peur« .
Cela n’empêche qu’une fois de plus, mais pour des raisons différentes, je serrais les fesses. La gare est à nouveau détruite, bravo les alliés !
Ce soir là, nous sommes de nouveau tous là.

Le 8 avril, départ d’Hersbrück en colonne à pieds.

Les 45.000 sont fidèles au poste. Nous décidons de marcher en tête de la colonne pour éviter les à-coups. Seize jours sans nourriture.
Nous mangeons de l’herbe, des pissenlits, des betteraves crues. Devaux mange des escargots crus. Moi je ne peux m’y faire. Le soir, nous couchons à la belle étoile.
La marche est pénible, mais une constatation, les SS qui nous encadrent en bavent aussi.
Il ne faut pas flancher. Chaque déporté épuisé prend une balle derrière la tête sans arrêter la colonne et est abandonné sur le bas-côté de la route. Chaque jour les rangs diminuent, nous sommes de moins en moins nombreux.
Un soir nous arrivons près d’une enceinte entourée de barbelés. C’était un camp de concentration. Les toits sont au ras du sol. A l’intérieur il n’y a plus âme qui vive, des cadavres, des cadavres. Nous croyons être arrivés au bout de cette longue marche, nous avons peur. Qu’allons nous devenir ? Après une nuit passée nous sommes toujours là, bien vivants et le lendemain la colonne reprend son triste cortège.

Le camp de Dachau

C’est l’arrivée à Dachau, nous sommes le 24 avril 1945.

De cette colonne dramatique il ne reste que deux cents déportés sur deux mille cinq cents partis seize jours plus tôt d’Hersbrück.
Mais les 45.000 sont tous là : Beaudoin, Brunet, Fernand Devaux Demerseman, Dudal, Eudier, Gaillard, Gillot, Sorgue, Houard Gauthier.
Le 20 avril nous assistons en spectateurs à la libération du camp par les américains. Nous n’avons pas bougé de nos lits de quarantaine et de plus nous avons touché un colis de la Croix Rouge. Inutile de dire combien notre activité fut grande à dévorer la nourriture. Nous pensions que si les évènements tournaient mal, mieux valait périr le ventre plein ; mais surtout notre état physique était précaire. Himmler avait donné l’ordre d’exterminer tous les déportés de Dachau.
C’est le maire de Dachau qui était passé dans les lignes américaines pour demander d’intervenir rapidement. Des évacuations dramatiques avaient déjà eu lieu. Les camions des armées américaines et françaises venaient journellement ravitailler le camp pour donner un peu de bien-être.
L’épidémie de typhus tuait des centaines de déportés chaque jour. Le camp était mis en quarantaine afin d’éviter une contamination à l’extérieur. Combien de temps allions nous rester ici ? Cela était problématique.
Nous étions pressés de revoir la France, nos familles et amis. Comment serions nous rapatriés ? Nous décidons Devaux et moi de nous évader et de rentrer par nos propres moyens. Le camp était gardé militairement, les soldats tiraient sur tous ceux qui tentaient de franchir les
barbelés. Il nous fallait donc trouver une solution avec le minimum de risques.
Nous sommes allés à l’arrivée des camions et avons discuté avec un soldat chauffeur qui nous a permis, à nos risques et périls de nous cacher dans son camion pour sortir du camp. C’est cachés derrière des bidons de lait vides que nous sommes sortis du camp de Dachau.
Une dizaine de kilomètres plus loin, le camion s’arrête et le chauffeur nous demande de descendre. C’était le commencement d’une aventure.
Un convoi de milliers de déportés, partis avant la libération du camp avait été brûlé au lance flammes sur le bord de la route, triste première journée. Il faisait très chaud, tous les corps se décomposaient dans une puanteur indescriptible.
Nous avons marché, marché comme des forcenés en direction d’Augsburg. Un soir nous nous sommes arrêtés devant un couvent de
carmélites. Pourquoi ne pas frapper ? C’est la sœur supérieure, une française qui, à travers le judas, nous a dit qu’il n’était pas possible d’entrer. Nous
n’avons pas été surpris pourtant les nones ne risquaient rien, côté sexuel c’était la débâcle.
 » Mais, nous dit-elle allez de ma part à la ferme à deux cents mètres, vous serez logés et nourris pour la nuit« . Nous avons couché dans le foin après avoir bien mangé. Le lendemain matin il y avait près du couvert un camion de la Croix rouge américaine et là nous avons fait des provisions pour le reste de la route. C’est ainsi que nous sommes arrivés à Augsburg dans un centre de rapatriement de prisonniers de guerre. Notre idée était de chercher à manger. Nous avions l’intention de visiter les poulaillers, mais il ne restait plus que les grillages. Le soir en rentrant au centre un superbe chat noir, mascotte des prisonniers de guerre venait nous faire des ronronnements et se faire caresser.
C’était une belle bête, bien dodue. Nous décidons d’en faire un civet. Après lui avoir mis la corde au cou, nous le pendons dans un placard. Une heure après le matou remuait toujours. Après l’avoir saigné, dépouillé je me suis mis au travail et j’ai fait le civet. L’odeur s’était répandue dans le centre et les prisonniers nous demandaient où nous avions trouvé du lapin. Nous l’avons mangé en compagnie de deux déportés évadés d’un petit Kommando de Dachau. Il était plus de minuit, à trois heures du matin un convoi était formé pour emmener les prisonniers de guerre vers Ulm, quatre ou cinq camions. Nous avons sauté dans les camions sans attendre l’appel où d’ailleurs nous n’aurions pas figuré. Il valait mieux partir sinon le minou risquait de devenir indigeste. L’arrivée à Ulm ne fut pas triste. C’était une forteresse où des milliers d’hommes et de femmes attendaient pour être rapatriés : prisonniers de guerre, STO.
Formalités, queue pour la bouffe, nous étions dans de beau draps ! A l’affût de tous mouvements, nous n’avons pas attendu longtemps. Le jour même nous sautions les premiers dans un camion malgré les protestations. Nous nous sommes retrouvés à Sarrebourg, comme des grands, accueillis par les scouts et les dames de charité chrétienne qui ne savaient que faire pour nous faire plaisir, peut-être par remords. C’était le pied, nous avons été habillés de neuf en tissu de fibres de bois.
C’est ainsi, par le train, que nous sommes arrivés à la gare de l’Est et que nous avons été accompagnés à l’hôtel Lutétia le 19 mai 1945.
Là nous avons retrouvé les 45.000 qui avaient été rapatriés par avion. Nous étions libres et heureux de l’être.
Il manquait dans les 45.000 Brunet dit « la biche ».
Il a été déclaré « mort pour la France », sa femme s’est remariée. Quelques années plus tard Brunet a eu beaucoup de mal à justifier de son identité. Qu’est-il devenu depuis ? Combien restons nous aujourd’hui en 1989, des trente 45.000 partis le 6 septembre 1944. Devaux, Ducastel, Gorgue, peut-être Aondetto, Besse ? Je ne sais. Il semble pourtant que ce soit par ordre alphabétique qu’en direction de Gross Rosen nous sommes partis.

Récit rédigé en 1989 (archives  Claudine Cardon-Hamet).

En 1989, Georges Dudal s’interrogeait pour savoir quels étaient ses camarades qui avaient survécu. René Aondetto est décédé le 6 avril 1996, René Besse le 23 novembre 2013, Lucien Ducastel 16 février 2012. Georges Dudal est mort le 11 avril 2003, son beau-frère Fernand Devaux le 30 mai 2018 et Henri Gorgue le 18 février 1998.

Pour lire les notices biographiques des « 45.000 » cités.

AONDETTO René Michel
BEAUDOUIN Eugène, Alexandre
BESSE René
BRUNET Louis, Edmé, Daniel
BRUMM Georges, Charles
DUCASTEL Lucien
DUDAL Georges 
EUDIER Louis, Arthur 
GORGUE Henri

GAILLARD Robert
GAUTHIER Roger, Marius, Victor
GILLOT Gérard, Lucien 
HOUARD Germain, Roger

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