Extraits de «Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942 »


(chapitre 2, un convoi d’otages), Claudine Cardon-Hamet, docteur en Histoire. 

Avis du 14 août 1941
Depuis le 19 septembre 1941, toute personne arrêtée par la police française pour "activité communiste ou anarchiste" était également considérée comme détenue pour le compte des Allemands. Ces prisonniers étaient pour la plupart sous internement administratif. Les autres étaient emprisonnés préventivement pendant l'instruction de leur procès ou purgeaient une peine infligée par un tribunal de guerre allemand ou par une cour française.

Le 24 avril 1941, plus de la moitié de ces otages étaient déjà aux mains de
l’occupant : principalement au camp de Compiègne, mais aussi au fort de
Romainville et dans d’autres forteresses ou encore dans les quartiers allemands des prisons françaises.

Camp allemand de Compiègne

Les autres étaient sous la responsabilité des services français, majoritairement internés administrativement dans les camps de Rouillé et de Voves. Comme l’indique l’ordonnance du 24 avril 1942, la désignation des otages à déporter relevait du Feldkommandant du lieu du domicile des personnes arrêtées, en accord avec l’antenne extérieure compétente
du délégué de la police de Sécurité et du SD. Etaient  exclus, en principe, les otages susceptibles d’être fusillés.

Comme les listes étaient régulièrement revues, la frontière entre otages à déporter et otages à fusiller était en réalité fragile : des communistes qui figuraient sur des listes établies en 1941 et 1942 en vue d’une exécution ont été déportés à Auschwitz dans les convois du 5 juin et du 6 juillet 1942. Inversement, plusieurs autres, placés sur une liste de propositions pour la déportation dressée en décembre 1941 par la Feldkommandantur de Rouen, sont fusillés dans le premier semestre de l’année 1942.

Gabriel Lemaire sur la liste des « fusillables »

On peut enfin citer le cas de Gabriel Lemaire, communiste rouennais, pour lequel
le service du MBF, chargé d’établir la liste définitive des otages à fusiller après un attentat, propose la libération le 7 mai 1942, car ses antécédents et son activité politique ne paraissent pas justifier son exécution.

Gabriel Lemaire sur la liste des « déportables »

Cependant, il n’est pas remis en liberté car le Feldkommandant de la Seine-Inférieure l’avait désigné pour la déportation. Il meurt à Auschwitz, le 22 janvier 1943, sous le matricule « 45 778 ».

Lors de cette sélection, les Feldkommandanten doivent tenir compte des instructions particulières relatives aux otages destinés à la déportation. Ceux-ci doivent être français ou apatrides ou encore posséder la nationalité d’un pays occupé par la Wehrmacht (dans la mesure où ils allaient
être transférés, sous la responsabilité de l’Allemagne, hors des frontières de la France). L’administration militaire ordonne, en outre, de ne prendre que des hommes aptes au travail et âgés de 18 à 55 ans. Ils devaient être employés, dans l’esprit du MBF, à des travaux forcés à l’Est, qu’ils soient juifs, communistes ou « asociaux ».

Pour chaque otage à déporter, le Feldkommandant devait remplir un formulaire en trois exemplaires à remettre au Feldkommandant du camp de Compiègne. Ces « fiches d’otage » étaient d’un modèle identique à celles transmises au commandant de leur région militaire pour les otages proposés en vue d’une exécution. Elles indiquaient le nom et le prénom du prisonnier, sa date et son
lieu de naissance, son domicile, sa profession, sa situation de famille, sa nationalité, sa « race » (« aryenne » ou « juive »).
Etaient ensuite mentionnés, la date, le lieu et le motif de l’arrestation, l’autorité qui l’a réalisée et celle qui l’a ordonnée, celle pour laquelle il est interné, le lieu de sa détention, son passé politique et parfois, dans certaines Feldkommandantur, les raisons de sa désignation comme otage.

Des listes bien renseignées par les services de police français

Pour opérer leur sélection, les Feldkommandant avaient besoin de renseignements précis et fiables sur les prisonniers de leur circonscription. Pour ce faire, ils devaient s’informer sur les jugements rendus par les tribunaux militaires allemands et tenir à jour la liste des hommes arrêtés pour activité communiste et anarchiste par les autorités françaises. Cette liste, établie pour chaque département de la zone occupée devait, en principe, être remise par les préfets aux Commandants de région militaire, en application
du décret du MBF du 19 septembre 1941.

Henrti Riochet : « Déjà condamné deux ans de prison le 24 avril 1940 »

Les Feldkommandanten devaient, en outre,
s’assurer – avec la collaboration des services français qui ne devaient pas connaître le but de cette vérification – de la présence effective de tels détenus dans les camps d’internement français et s’informer des peines prononcées par les tribunaux français pour cette catégorie de prisonniers. Cependant, ces renseignements ne pouvaient suffire à déterminer leur choix. Ils avaient l’ordre de connaître de façon précise le passé et l’activité politique de tous ces prisonniers. Certains de ces renseignements leur étaient communiqués par les tribunaux allemands, l’Abwehr (les services de renseignements de l’armée et la Sipo-SD (police de sécurité et services de renseignements du parti nazi).
Mais l’essentiel provenait de source française. Seule, en effet, la police française était capable de rendre compte, avec le luxe de détails dont témoignent les listes et les fiches d’otages, des activités politiques des communistes, certaines remontant au début des années vingt. Plusieurs de ces fiches portent des formules comme « d’après la police française » ou « d’après le préfet« , ce qui ne laisse aucune incertitude sur l’origine des informations.
L’article III de la convention d’armistice obligeait l’administration française à se conformer aux ordres de l’occupant : « Le
gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités françaises et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux règlements des autorités allemandes et à collaborer avec ces dernières d’une manière correcte
 ».
Les Allemands devaient, pour obtenir ce type d’informations, s’adresser aux préfets.
Toutefois, ils n’ont pas toujours suivi le canal officiel, comme l’atteste la lettre que le préfet de Meurthe-et-Moselle envoie, le 9 octobre 1941, aux sous-préfets, aux maires, à la police et à la gendarmerie de son département : « Les autorités occupantes demandent parfois aux directeurs d’usines, aux commissaires de police, ou aux maires, des listes de communistes. Or il arrive fréquemment que ces listes soient inexactes, parce qu’elles ont été établies après l’exode. Il est arrivé souvent que l’on ait confondu des syndicalistes ou des socialistes avec des communistes. Afin d’éviter de tels errements, j’ai décidé que, dorénavant, les listes de communistes devront être centralisées à la sous-préfecture (à la préfecture pour l’arrondissement de Nancy) qui les transmettra ensuite sous la forme d’un état récapitulatif annoté, à la préfecture qui se chargera de les communiquer aux autorités allemandes compétentes. J’appelle votre attention sur ces prescriptions que vous voudrez bien porter à la connaissance des directeurs d’usine ou chef(s) d’établissements industriels qu’elles peuvent intéresser ».
Il semble que l’on puisse distinguer à ce sujet, deux cas de figure : celui où les renseignements demandés ont été fournis sans résistance par les Français et celui où les Allemands ont dû se saisir des documents par la force, en raison de la mauvaise volonté des fonctionnaires. Ainsi, à Caen, à la suite des attentats d’avril et mai 1942, les autorités allemandes exigent que le fichier du service des Renseignements Généraux leur soit remis. Ce, malgré les protestations du chef de service qui doit finalement obtempérer.

Ces informations une fois recueillies, les Feldkommandanten devaient en vérifier l’exactitude : les ordres reçus leur interdisaient de
se contenter de formules vagues pour remplir les fiches d’otages : L’action qui a conduit à l’internement ne doit pas être relatée de façon imprécise, mais comporter des indications concrètes (exemple, « a caché au grenier un pistolet 6,35 avec 6 cartouches », ou « a
distribué des écrits communistes en mars 1941
 ».
L’administration militaire se méfiait des services français et en était venue à redouter, après les exécutions des 22 et 24 octobre 1941, que ceux-ci ne désignent nullement des otages «nuisibles au point de vue allemand», mais des personnes dont elles voulaient «se débarrasser à l’aide ou sous la responsabilité des autorités allemandes».

Un dossier de la brigade spéciale 

La question de la fiabilité des renseignements pose aussi celle du rôle des
délateurs. De nombreux « 45 000 » ont estimé avoir été l’objet d’une dénonciation. Mais il ne faut pas perdre de vue que beaucoup d’entre eux
étaient déjà sous surveillance policière avant la guerre, en tant que militants
communistes, ni oublier que le gouvernement de Vichy avait donné pour mission aux forces de sécurité de poursuivre les communistes et les résistants et avait créé, à cet effet, des Brigades Spéciales qui collaboraient avec les services allemands. La police avait ses indicateurs et il était courant que les
Allemands déportent les délateurs avec ceux qu’ils avaient dénoncés (…).

La désignation des Juifs à retenir comme otages a été également facilitée par les services français. Les Allemands ayant exigé le recensement de tous les Juifs de la zone occupée par l’ordonnance du 27 décembre 1940, la police, les administrations préfectorales et municipales furent engagées dans cette opération.

La loi française du 2 juin 1941 sur le recensement des Juifs rendait obligatoire la déclaration par le mari pour la femme et par le représentant légal pour le mineur. Toute infraction était punie d’une amende et d’un à douze mois d’emprisonnement et était passible d’un internement dans un camp spécial. C’est pourquoi la liste fut aisée à établir lorsque, à la suite d’un attentat,
les Allemands ordonnèrent l’arrestation, en vue de leur déportation comme otages, de tous les Juifs du département de sexe masculin, aptes au travail et âgés de 18 à 55 ans.

Dans le Calvados, les résultats du premier recensement sont remis par le préfet à la Feldkommandanturdès décembre 1940. Dans certains cas, les Juifs devaient attester régulièrement de leur présence au commissariat de leur domicile. Le maire était chargé de transmettre la liste des émargements à la Kreiskommandantur. Il était, par conséquent difficile d’échapper à une telle surveillance.
D’autant plus que les hommes mariés pouvaient craindre que leur famille ne soit inquiétée en cas de fuite.

En conclusion, la responsabilité des services français dans la désignation des déportés des convois de représailles est indiscutable, dans la mesure où ils ont mis à la disposition des Allemands les renseignements nécessaires à l'établissement des listes d'otages. On retrouvera cette même implication de la police française dans l'arrestation de très nombreux "45 000", qu’il s’agisse de l’établissement de listes de communistes « notoires » : ex-secrétaires de cellule démobilisés en janvier 1941, fonctionnaires connus (SNCF, STCRP), ex-membres des Brigades Internationales, anciens élus communistes…, ou d’internements préventifs de militants au camp d’Aincourt, les 9 et 18 novembre et 6 décembre 1940.

On trouvera dans le site deux exemples concernant le rôle de la police française : les notes du Préfet de Police de Paris après le déraillement d’un train près de Caen (Collaboration de la Police française), et les registres et fiches de police des commissariats d’Ivry et de Vitry, récupérés à la Libération, qui montrent la précision et la minutie des renseignements recueillis au fil des années depuis 1936 (Le rôle de la police française (Rouen, Ivry et Vitry).

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